Dans un ouvrage remarqué, « Le sacre des notables« , édité en août 1985 (Fayard), soit un peu plus de trois années après la publication le 2 mars 1982, de la loi n° 82-213 « relative aux droits et libertés des communes, des départements et des régions », Jacques Rondin (pseudonyme d’un haut-fonctionnaire, par ailleurs sociologue) estime que commence le temps des grands élus. Au terme d’une enquête qui lui fera parcourir le territoire national, il livre sa conclusion: « Faite par des élus, pour des élus, et pour faire de grands élus, elle (la loi de décentralisation) leur accorde la plus belle part et ignore les corps intermédiaires…Les citoyens sont conviés au sacre de leurs notables, s’en contenteront ils« ?
Alors que les citoyens sont conviés les 20 et 27 juin prochains à élire leurs conseillers départementaux et régionaux, c’est bien en réalité, si ce n ‘est au sacre, du moins au choix des grands notables que sont les Présidents de Départements et de Régions qu’ils sont invités.
A cet égard les campagnes électorales en cours et principalement les campagnes pour les élections régionales, ainsi que les commentaires auxquels elles donnent lieu, sont édifiants. De quoi est-il question si ce n’est de savoir qui sera le prochain ou la prochaine président(e) de Région? Pour conduire quelles politiques, avec quels objectifs, avec qui? Là n’est pas la question principale. Outre ses conséquences en terme de très forte personnalisation de la campagne électorale, avec tous les excès afférents, cette focalisation extrême sur le choix du prochain ou de la prochaine président(e) de Région est le résultat d’un longue histoire, qui commence avec de Gaulle et s’est amplifiée sous le gouvernement de François Mitterrand.
Dans un ouvrage remarquable, dont je vous recommande vivement la lecture, « DE GAULLE, une certaine idée de la France » (éd. du Seuil, 2019) Julian Jackson, professeur d’histoire à Queen Mary University of London, analyse longuement la conception et la pratique du pouvoir de de Gaulle. Les pages consacrées à l’élaboration de la constitution, qui se fait dans le secret, sont saisissantes. De Gaulle souhaite limiter au maximum les pouvoirs du parlement et l’autonomie du gouvernement, ce qui sera source de conflits entre lui et Michel Debré en charge de la rédaction de la nouvelle constitution (c’est d’ailleurs sur un conflit lié à l’interprétation de la constitution que de Gaulle congédiera Debré en 1962 et nommera Pompidou Premier ministre).
Soumise à référendum le 28 septembre 1958, cette réforme constitutionnelle donne lieu à d’âpres débats y compris au sien de la gauche. Le parti communiste s’y oppose ainsi que Pierre Mendès-France qui dénonce ce qui lui parait être un plébiscite, alors que Gaston Defferre, un « poids lourd » du parti socialiste, appelle à voter oui. Le parti socialiste se range à la position de Defferre ce qui entraine en son sein une scission et la création du Partis socialiste autonome. Nous retrouverons Gaston Deferre un peu plus loin…est-ce un simple hasard?
Promulguée le 4 octobre 1958, cette nouvelle constitution sera interprétée de façon très personnelle par de Gaulle. Ainsi, alors que la constitution précise qu’il appartient au gouvernement, sous l’autorité du Premier ministre, » de déterminer et conduire la politique de la nation« , celle-ci sera décidée et imposée en réalité par de Gaulle, et souvent par lui seul, au grand dam de ses conseillers et du Premier ministre. De Gaulle met en place et impose une pratique très personnelle du pouvoir présidentiel, pratique de concentration des pouvoirs qui sera renforcée par une réforme constitutionnelle majeure, celle qui par référendum le 28 octobre 1962, instaure l’élection du Président de la République au suffrage universel et consacre, en droit, la prééminence du chef de L’État. Ainsi se met en place le « Présidentialisme« , c’est- à dire un système de gouvernement dans lequel le chef de l’État est en même temps chef du gouvernement.
N’est-ce pas ce qu’il se passe aujourd’hui dans nos régions?
La loi du 2 mars 1982 stipule en effet que le Président de Région est l’exécutif.
Extraits de la loi : « Le Président est l’organe exécutif de la Région…Il prépare et exécute les délibérations du Conseil Régional. Il est seul chargé de l’administration. Il peut (rien ne l’y oblige, nr) déléguer l’exercice d’une partie de ses fonctions aux vice-présidents. Il est le chef des services de la Région ».
Petit rappel historique: L’élaboration de cette loi, première d’une longue série – ainsi parle t’on des lois de décentralisation – , avait été confiée par François Mitterrand à Gaston Defferre, au grand dam de Michel Rocard dont l‘engagement en faveur non seulement de la décentralisation mais aussi d’une réelle régionalisation, était de notoriété publique, en particulier depuis la parution à l’automne 1966 du fameux rapport « Décoloniser la province« , dont il était l’un des rédacteurs.
Ce rapport faisait suite aux « Rencontres de Grenoble » où la question centrale était: « comment prépare t’on l’après gaullisme » ? A ces rencontres, Michel Rocard présente deux rapports sur les nationalisations et les institutions. Hubert Dubedout questionne sur l’absence du « fait régional » dans les discours et invite à questionner l’État centralisé. Suite à cette interpellation, la commission à l’initiative des rencontres organise des débats en région et cela donne lieu, en novembre 66, à la publication du fameux rapport : « Décoloniser la province ». Quelles auraient été l’orientation et le contenu des lois de décentralisation si Michel Rocard en avait eu la responsabilité?
Pour Gaston Defferre il convient en premier lieu d’émanciper les collectivités territoriales, de les libérer de la tutelle de l’État exercée par les préfets. En cela il s’agit d’une réforme majeure, souhaitée depuis de très nombreuses années. Ce faisant telle qu’elle est conçue cette loi organise une concentration des pouvoirs entre les mains d’un personne, tout comme si Defferre, qui avait ferraillé à maintes reprises contre le pouvoir central, prenait en quelque sorte une revanche. Aux préfets tout puissants, allaient succéder de tout aussi puissants notables.
Puissants car rien dans les lois de décentralisation ne va venir freiner ou encadrer leur exercice du pouvoir. C’est notamment le fait de la confusion entre « délibératif » et « exécutif »: Le président de Région détermine la politique à conduire, préside l’assemblée dont il fixe l’ordre du jour, dirige les servies chargés de mettre en œuvre les décisions. « Il est important qu’en tout lieu un seul gouverne« , avait écrit Bonaparte lors de la création des Préfets en février 1800. Il est d’ailleurs amusant de constater que les pouvoirs donnés aux nouveaux présidents (de Région, de Département) sont quasiment identiques à ceux donnés aux Préfets lors de leur création.
Cette concentration des pouvoirs va entrainer de nombreuses conséquences qui interrogent quant au rapport entre l’exercice de ce Présidentialisme au niveau régional et la démocratie, tant pour le fonctionnement interne de l’institution régionale que pour sa contribution au développement démocratique à l’échelle d’une Région
L’institution régionale, en tout point, est entre les mains du Président de Région.
S’il est légitime que le Président de Région choisisse les membres de son cabinet, qu’en est il des modalités et des fondements du choix des vice-présidents et plus encore des chefs de service? Ces derniers peuvent-ils avoir de réelles marges de manœuvre, rejeter par exemple un dossier présenté par un « ami » du Président, quand bien même ce dossier n’est pas éligible? Quant au fonctionnement de l’assemblée, à l’instar de ce qu’il se passe d’ailleurs pour une assemblée communale ou métropolitaine, s’il permet à chaque sensibilité politique de s’exprimer, il est plus proche d’une chambre d’enregistrement que d’un lieu de réels échanges, susceptibles d’infléchir les orientations et mesures soumises aux débat et aux votes. En réalité, tout est « joué » d’avance et Le Président, qui décide de l’ordre du jour et préside les séances, peut s’il le juge utile se montrer « magnanime » en acceptant telle proposition venant d’une sensibilité politique autre que celle de sa majorité. Mais me direz-vous, cela pourrait se dérouler autrement. Le Président de Région pourrait décider de l’ordre du jour de façon démocratique, rechercher des rapports constructifs avec son opposition notamment en des domaines majeurs pour les citoyens, tels que ceux de l’emploi, de la formation, des transports, de la localisation des lycées, etc.
Sauf à ce que le Président de Région ait de lui-même cette volonté – ce qui reconnaissons le, peut parfois être le cas – une réforme de l’institution régionale n’est elle pas à proposer, réforme qui notamment instaurerait une séparation nette entre « délibératif » et « exécutif », avec la création d’un « gouvernement régional », responsable devant l’assemblée? Réforme qui s’accompagnerait de celle du mode d’élection, les électeurs se prononçant sur des listes régionales et non départementales? Une telle réforme ne devrait pas se limiter à l’aspect institutionnel, même si ce dernier est indispensable du point de vue démocratique. La question de l’élargissement des compétences et moyens des Régions devra être mise en débat, je pense en particulier au domaine de l’enseignement supérieur et de la recherche. Mais cela ouvre une autre question, celle des rapports entre Services régionaux de l’État et Régions. Aux pratiques d’affrontement, d’évitement ou de co-existence qui caractérisent actuellement ces rapports, ne faudrait-il pas réfléchir à des réelles pratiques de coopération? Utopique? Et pourquoi pas?
La Région, espace de démocratie?
A lire les textes des différentes lois de décentralisation, la question démocratique en est largement absente, hormis bien évidement pour ce qui concerne l’élection au suffrage universel des membres des assemblées. La question de fond, celle que pose l’énorme abstention attendue lors du prochain scrutin est celle des rapports concrets, réels. entre l’institution régionale, les acteurs régionaux de l’économie, de l’enseignement, de la culture.. les acteurs sociaux, et tout simplement, les citoyens. L’institution régionale a tendance à fonctionner en vase clos, les élus sont pour le moins méconnus, voire inconnus des électeurs et citoyens pour une grande majorité d’entre eux, l’importance territoriale des Régions redessinées sous le quinquennat de François Hollande ajoutant un élément d’opacité.
Mais pourriez vous objecter, il existe auprès de chaque Conseil Régional un Conseil Économique Social et Environnemental (CESER). Composé de représentants de la société civile ce Conseil est obligatoirement saisi pour avis par la Région sur un certain nombre de rapports, dont les rapports budgétaires et peut s’autosaisir de sujets, faire des études sur telle ou telle question. Hélas on ne peut que constater que ses avis sont très rarement pris en compte et encore moins suivis d’effets. en réalité les Présidents de Région ignorent superbement les travaux de ces CESER tout comme le gouvernement ignore aussi superbement les travaux, pourtant riches et pertinents, du Conseil Économique, Social et Environnemental. Présidentialisme, vous dis-je, en Région comme à Paris.
Quelles réformes proposer, quelles pratiques transformer? Il n’existe pas une mais des pistes à explorer. Outre celles qui ont trait à la réforme institutionnelle, indispensable, outre celle des compétences et des moyens, il en est une, difficile, car elle s’attaque à des pratiques anciennes et confortables pour les formations politiques, celle qui a trait au choix des candidats aux élections régionales. Doit on continuer d’accepter le cumul des mandats? Doit on accepter qu’un élu exerce plus de deux mandats de suite? Mais surtout sur quel profils choisir les candidats? Doit on accepter que les élections régionales soient pour certains le tremplin vers d’autres mandats et pour d’autres un lot de consolation?
Cette question du profil des candidats, autre que leur appartenance à telle ou telle formation politique et leur place à l’intérieur de ces formations, est celle de la « valeur ajoutée » apportée par chaque candidat en fonction de son parcours, de son insertion sociale, professionnelle, associative, de son implication éventuelle dans des mouvements régionaux. Poser cette question oblige à sortir des pratiques actuelles qui conduisent à sélectionner des candidats dans un vivier tout petit, dans l’entre soi non pas des formations politiques mais des dirigeants de ces formations. J’aurai l’occasion de revenir sur cette question. Elle au cœur des réformes à travailler pour sortir de la crise, énorme, de notre démocratie représentative!
A la lecture de cet article vous aurez des réactions, des avis contraires, des objections, mais aussi des questions, des propositions à formuler. N’hésitez pas, ce blog est là pour ça!
je suis en grosse difficulté de choix a ce jour avec beaucoup de désillusion.
Ton article permet d’expliquer le fait que les Régions se considèrent comme des « petites républiques » (voir les écrits de Philippe Estebe) et ont cherché à reproduire le modèle centralisé de l’Etat jacobin. Elles ont une capitale qui est la ville la plus peuplée, elles se dotent d’un PIB régional pour justifier leur rôle économique et organise le territoire régional en fonction de leurs compétences. Mais des orientations souhaitées par Rocard, il ne reste pas grand chose. Les Régions sont pourtant des « nains » économiques comparés aux départements et aux agglomérations… Il reste que les présidents de région y trouvent un tremplin politique pour leurs ambitions nationales : S Royal, X Bertrand, V Pecresse, etc.
Achever la décentralisation au moment où l’Etat reconcentre les pouvoirs au nom des équilibres budgétaires sera difficile. Les présidents de régions ne jurent que par leurs intérêt politique et ne font pas émergé de vie démocratique locale alors que la transition écologique et solidaire nécessiterait de nombreux débats et décisions locales…