Bonjour! Après deux bons mois d’inactivité, je reprends la plume sur mon blog pour aborder une question qui me taraude depuis fort longtemps, celle du délitement progressif de notre société, du lent déchirement de notre tissu social, de la « ringardisation » de ce qui dans les périodes antérieures a pu contribuer à « faire société ». Et s’il était besoin d’indicateurs pour convaincre les sceptiques de la réalité de ce délitement sociétal, le vocabulaire de nombre de responsables associatifs, administratifs, politiques et autres est lumineux: ils n’ont de cesse d’évoquer, d’invoquer, pour ne pas dire convoquer le « lien social », le « vivre ensemble », les « communs », comme si l’usage de ces termes dont la répétition en affaiblit le sens était à lui seul en capacité d’agir.
Cette lente dislocation de notre société, dont il conviendrait de reconstruire l’histoire et le cheminement par un travail spécifique, est intimement liée à l’histoire économique, sociale, culturelle et politique des 50 dernières années. Oui il nous faut remonter un demi-siècle pour tenter de comprendre qui nous sommes devenus.
Les années 1970 sont marquées par des conflits sociaux majeurs: 1972, grève du « Joint français » à St Brieuc, « Grève du lait » en Bretagne, 1973, grève des « Lip » à Besançon. Ces conflits, les derniers grands conflits « classiques », seront caractérisés par leur originalité, leur dureté, leur longueur. Ils auront un énorme retentissement dans l’opinion et seront à la charnière de deux mondes: celui des grands établissements industriels et d’une agriculture encore pour partie paysanne et celui des restructurations industrielles avec leurs cortèges de fermetures d’usines, de licenciements, et celui de la concentration et de l’intensification des exploitations agricoles, dont le nombre diminuera des 2/3 entre 1970 et 2000. Les classes productives vont connaitre de fortes mutations, avec la diminution progressive et continue des « ouvriers d’usine » avec pour corollaire l’affaiblissement de leurs représentations politiques et syndicales, et celle des paysans, avec pour corollaire la dévitalisation de nombre de communes rurales et l’arrivée sur le marché du travail de centaines de milliers de demandeurs d’emplois que le dit « marché du travail » ne pourra absorber. Ce sera, aggravé par les effets du premier « choc pétrolier » (1973) le début du chômage de masse.
Avec le développement de ce dernier apparait une première fracture au sein de notre société, fracture qui ne cessera de s’élargir entre deux mondes: celui des « inclus », terme qui a émergé au début des années 1990 pour désigner celles et ceux qui avaient un emploi, un revenu décent, participaient à la vie sociale, étaient en capacité de se projeter dans l’avenir et les « exclus », à savoir les chômeurs, les « travailleurs pauvres » (terme apparu au début des année 1980), de plus en plus relégués aux confins des espaces de richesse, enfermés dans des espaces, les fameuses « cités », qui allaient peu à peu devenir des espaces de reproduction de la pauvreté. Cités qui ne se sont pas auto-développées mais ont été conçues, pensées, construites dans le cadre d’une politique de logement et de peuplement qui allait regrouper et progressivement entasser les travailleurs modestes et pauvres, dont faisaient partie pour une large part les immigrés et enfants d’immigrés, enfants de ces travailleurs algériens, marocains, et autres que les entreprises françaises étaient aller recruter sur place dans les années 1960.
Malgré les politiques imaginées (politique de la ville) et les efforts déployés notamment par les associations et de nombreuses collectivités locales, cette fracture ne s’est pas résorbée. Sans aller jusqu’à reprendre le terme d’apartheid, utilisé en son temps par Manuel Valls, force est de constater qu’aujourd’hui il y a de moins en moins de rencontres et encore moins de partages entre populations différentes, de par leur origine, leur statut social, leur lieu d’habitat. Il suffit d’observer ce qu’il se passe au sein des espaces publics. Ainsi pour prendre l’exemple de notre ville de Lyon, déambuler un samedi place Bellecour, rue de la République ou au sein du centre commercial de la Part-Dieu est saisissant: personnes des classes moyennes, moyennes supérieures et habitants des quartiers populaires et des cités non seulement se croisent dans une indifférence totale mais souvent s’évitent. Ils ne se sentent plus membres d’une même société. Le sont-ils encore?
A cette première fracture sociale, due largement à notre incapacité collective à enrayer le chômage et la pauvreté, s’ajoutent les multiples fractures, divisions, oppositions engendrées par ce que nous appellerons « le sacre de l’individu ». Il est d’usage de s’en prendre à « l’individualisme » qui régnerait en maitre sur notre société et, sans prendre le temps d’une analyse quelque peu sérieuse (la paresse étant à l’évidence la qualité première de nombre de commentateurs), de dénoncer en termes moraux cet individualisme, ce qui a pour effet de n’en avoir aucun si ce ce n’est se faire plaisir à bon compte sur le dos d’autrui! Mais qu’y a t’il derrière ce « sacre de l’individu », sa mise au pinacle de la vie sociale?
Tout se passe en réalité comme si l’idéologie de la forme d’économie libérale qui s’est imposée depuis la fin des années 1980 avait envahi, colonisé nos institutions, nos politiques publiques ainsi que nos vies sociales et individuelles, et même nos modes de pensée, en d’autres termes notre culture. Ainsi avons nous accepté l’orientation de la politique européenne autour de cet axiome stupide de la « concurrence libre et non faussée », dont la mise en œuvre a participé à la mise en concurrence des services publics essentiels à la vie sociale et à leur dégradation. Il suffit d’aller en Allemagne et de prendre les trains dont l’exploitation a été confiée à des entreprises prives concurrentes pour se rendre compte de la dégradation du service offert par la Deutsche Bahn! Et dire que nous acceptons sans broncher ou quasiment la prochaine privatisation de l’exploitation de lignes régionales et de lignes TGV jusqu’à ce jour exploitées par la SNCF.
Ce processus de mise en concurrence systématique a progressivement gagné la gestion interne des entreprises et au delà les parcours individuels. Ainsi se sont développées des pratiques d’individualisation des rémunérations, d’avancement « au mérite », voire de compétitions internes visant à désigner, et récompenser ceux jugés les plus performants. Plus grave si l’on peut dire, des pratiques se développent pour contourner le droit du travail et les conventions collectives, en confiant de plus en plus à des « entrepreneurs » individuels des tâches des entreprises et, fin du fin, en niant même la notion de contrat de travail à travers ce qu’il est convenu d’appeler l’uberisation. Si vous êtes sensibles aux évolutions lexicales vous aurez remarqué combien les termes de « management », « performance », et autres synonymes ont envahi notre quotidien. Mais cette idéologie, résumée par une formule aussi juste que brutale, celle de » la concurrence de tous contre tous », a des impacts bien réels sur nos choix familiaux et individuels, et concourt de fait à l’individualisation des pratiques, trop souvent confondue avec l’individualisme.
Ainsi en va t’il pour le choix de l’école à laquelle confier l’éducation de ses enfants. Mettre ses enfants à l’école publique du quartier où l’on habite ne va plus de soi. Certes le choix d’écoles confessionnelles ou de lycées privés « boites à bachot » ne date pas d’aujourd’hui! Mais la proportion grandissante de familles y compris modestes qui choisissent une école privée, interroge. Quelles en sont les raisons profondes? Dans un contexte de chômage de masse, de craintes pour l’avenir, les parents souhaitent mettre le maximum d’atouts de leurs côtés pour la réussite scolaire et ensuite professionnelle de leurs enfants. Nul ne saurait les critiquer pour cela. Mais pourquoi ne font ils plus confiance à l’école publique? Quelles sont les parts respectives de réalités et de fantasmes dans les raisons évoquées pour justifier le choix de l’école privée: sécurité, qualité de l’encadrement et de l’enseignement, mais aussi crainte, avouée ou non, que la mixité sociale de l’école publique, qui a pour mission d’accueillir tous les enfants, soit source de médiocrité, et donc pénalise leurs propres enfants?
Ainsi un des premiers piliers qui permet de « faire société », à savoir l’école est il fragilisé. Il en est d’autres tels que les organisations collectives, syndicats, partis politiques, certains types d’associations, qui connaissent une réelle désaffection. Les effectifs des organisations syndicales, déjà peu élevés, stagnent. Ceux des partis politiques fondent à vue d’œil. Les électeurs boudent les urnes, et ce quel que soit le scrutin: politique, professionnel, corporatiste. Les raisons en sont multiples: l’incapacité des organisations politiques et des gouvernants à inventer et mettre en oeuvre des politiques aptes à réduire le chomage et la pauvreté, à freiner l’augmentation exponentielle des loyers, à garantir la sécurité au quotidien, à maintenir des services publics accessibles et de qualité et à offrir des perspectives crédibles y sont pour beaucoup, tout comme l’énorme difficulté des organisations syndicales à contrer les remises en cause successives du droit du travail, des droits à retraite, à obtenir le maintien de salaires décents.
De même les associations qui exigent un minimum d’engagement continu peinent à renouveler leurs adhérents, à l’inverse de celles qui offrent des services, des possibilités de loisirs, un peu comme si le temps libre dont nous disposons et qui pour beaucoup, grâce aux 35h, est nettement plus important que dans les périodes antérieures était en quasi totalité utilisé au profit de l’espace privé.
Il est d’autres évolutions qui fragilisent notre capacité à faire société et en particulier celle de l’évolution sociomorphologique de nos espaces de vie et de travail, de plus en plus morcellés, éclatés, individualisés et ségrégués. Cette évolution est à prendre très au sérieux, tant elle contribue à détruire la réelle mixité sociale offerte par les quartiers populaires et à favoriser le développement de quartiers de l’entre soi, quel que soit le statut social et les niveaux de revenus de celles et ceux qui y vivent.
Il nous faudrait aussi interroger le rôle des inégalités, sociales, culturelles, économiques, territoriales dans leur contribution à la fracturation de notre société, au durcissement des rapports sociaux, et au développement de formes de violence. Nous le ferons à l’occasion d’autres articles sur cette question majeure de ce qui fait ou non société.
Faisons nous encore société? Pas si sur! Qu’en pensez vous? Le débat est ouvert! L’originalité de ce blog tel que je l’ai voulu est de poser des questions, d’engager le débat, de dialoguer, de réfléchir ensemble aux chemins à défricher pour, simplement, participer à construire une société réellement humaine.
Dans un prochain article je poursuivrai les réflexions entamées ici et j’aborderai quelques pistes pour contribuer à Refaire Société. D’ici là, vos commentaires, analyses, réactions, propositions, sont les bienvenus!
Et puis, Charles Péguy, « notre cher Péguy » comme dit Macron, qui écrit dans « Notre jeunesse » : « Le monde riche et le monde pauvre vivent ou enfin font semblant, comme deux masses, comme deux couches horizontales séparées par un vide, par un abîme d’incommunication. »
Tocqueville et Péguy, deux lanceurs d’alerte que devraient méditer nos candidats à la présidentielle.
Jean-Pierre Bédéï