Constat:

Lentement, insidieusement et depuis de nombreuses années, de plus en plus de choses nous échappent. Pour aller du plus simple au plus général, du plus concret au plus abstrait, on peut citer :

Pour ce qui concerne la vie quotidienne :

Le numérique remplace l’humain. Il supprime les contacts, donne lieu au développement de procédures dites « dématérialisées » abstraites et souvent compliquées pour de nombreux usagers. Le monde des services dévient lointain, froid, déshumanisé, désincarné, il n’y a plus d’affect. Le robot remplace non seulement le guichetier, mais aussi le standardiste. Auparavant il y avait une personne avec qui échanger, « à portée d’engueulade » ! L’usager devient objet, numéro, simple dossier. Il est mis « hors-jeu » en tant que personne. Il n’a plus de prises, il n’est plus « acteur ».

En ce qui concerne l’entreprise :

Hormis les petites et parfois moyennes entreprises, le vrai pouvoir n’est plus dans l’entreprise. Les dirigeants locaux n’ont quasiment aucune prise en cas de crise, de restructuration, et les DRH ne sont que les exécutants de décisions prises loin de leur bureau, notamment en cas de licenciements ; les salariés et leurs représentants syndicaux n’ont plus d’interlocuteurs physiques réellement responsables, fiables, sur place, à portée de conflits  et de négociations. Tout cela contribue par ailleurs à une perte de sens et d’intérêt du travail.

En ce qui concerne les services publics :

Les évolutions sont telles qu’il est devenu très difficile aux agents publics de pratiquer une autonomie de gestion, une prise d’initiatives en phase avec les réalités et besoins locaux. Tout ou presque est décidé « d’en haut », encadré par des circulaires dont l’application se révèle souvent difficile, voire très contraignante. Ce ne sont qu’objectifs (chiffrés) à atteindre, avec les pressions correspondantes sur les personnels dont les effets désastreux sont bien connus notamment dans les milieux de la santé, de la police, de la justice, et ce sans souci de la qualité réelle des services rendus aux usagers.

En ce qui concerne les territoires :

Il est de bon ton aujourd’hui de mettre en valeur les territoires, voire de les célébrer, alors même que pour une grande partie d’entre eux leurs marges d’action réelles sont très faibles, voire quasi nulles. Cela est particulièrement vrai pour de nombreux territoires ruraux où l’évolution des modes de production agricoles, les restructurations d’entreprises industrielles contribuent à appauvrir le tissu économique local et sa population, à accélérer les migrations vers les centres urbains, phénomène aggravé par la fermeture de nombreux commerces (tués par les hyper marchés) et des services publics.

Au sein de ces territoires les habitants au mieux subissent ces situations, parfois se révoltent (gilets jaunes) ou tout simplement décident de partir vivre ailleurs. Pour les habitants de ces territoires et plus largement pour une grande partie de la population, les autorités, instances, institutions censées produire des réponses à leurs attentes (par exemple en matière de services publics) sont progressivement devenues des entités abstraites,  aux missions peu claires, et dont l’implantation physique est de plus en plus éloignée de nombreux territoires et usagers.

Tout cela conduit à nourrir une incrédulité croissante quant à l’efficacité du politique et de l’action publique, et un désintérêt pour l’engagement collectif.  A cet égard, l’échec des manifestations contre la réforme des retraites n’a pu que renforcer un sentiment d’impuissance, de lassitude. On assiste de fait à une sorte de démission collective, propice à tous les populismes, à toutes  les démagogies.

Et la (les) gauche(s) ?

Elles ne sont pas présentes ou très indirectement  sur ce terrain du vécu par les citoyens de leurs conditions de vie. Malgré la tentative (déjà ancienne) de Martine Aubry de lancer la problématique du « care », les citoyens en tant que « personnes » sont très peu pris en compte par la gauche. Comment expliquer sinon, surtout après plusieurs années de gauche au pouvoir, et ce à tous les niveaux (État, Régions, Départements) les conditions d’accueil dans les EHPAD, la détérioration de l’accueil en crèches, tout comme l’abandon des étudiants précaires à leur triste situation. Et que penser de l’accueil, notamment des femmes victimes de violence, dans nombre de commissariats ? Des situations dans les prisons ? De la déshérence de la psychiatrie notamment en milieu ouvert ? Quant à l’accueil des migrants, exilés et autres réfugiés?

La gauche poursuit sa revendication traditionnelle, celle du renforcement des services publics, du développement des moyens (finances, personnels) mais n’aborde quasiment jamais les questions des nécessaires réformes (enseignement primaire, hôpital, administration pénitentiaire, police entre autres) et celle des pratiques professionnelles des agents publics. La gauche, globalement ne connait plus les territoires, dans leur singularité. Sa lecture de l’agriculture est trop souvent superficielle, ancienne, ou moraliste ! Depuis la fin des années 1980 elle s’est enfermée dans une approche techniciste des problèmes et des situations, elle est à son tour devenue « abstraite ». Elle ne parle plus aux gens.

Aujourd’hui elle semble vouloir retrouver des liens avec les couches populaires. Mais le mal est fait, le fossé est profond, la confiance est rompue.

Que faire ? Comment reprendre la main ?

Quelques propositions :

  • Décrire ce qui est. Produire un discours clair, compréhensible sur cette abstraction,  afin d’aider à l’analyser, à le déconstruire, à en montrer le côté mortifère, les limites.
  • Proposer d’en sortir ; remettre au cœur du discours politique la vie concrète des personnes, les questions de logement, d’éducation, d’accueil, de soins, d’accompagnement, de transport, de revenus et de « pouvoir de vivre », remettre les salariés au cœur de l’entreprise et/ou des services ; penser non plus « territoires » mais organisation sociale et politique au sein des territoires..
  • Arrêter de penser transition écologique de façon technico/abstraite mais élaborer localement des plans d’adaptation et de transition avec en particulier les acteurs économiques locaux, trop souvent stigmatisés au lieu d’être associés aux réflexions et projets
  • Etc.

Comment agir ?

Pourquoi ne pas lancer un vaste mouvement autour de l’idée et de la nécessité du « Pouvoir d’agir » ? En s’appuyant sur des transformations en train de se faire (cf. politique logement et quartiers populaires dans la  métropole de Lyon et autres actions en cours), en argumentant sur le Pouvoir d’agir, possible parce que nécessaire.

Il nous faut autour de cet « impératif d’agir »,  interpeller les consciences, les associations, les initiatives  multiples qui chacune dans leur coin œuvrent à recoudre un petit morceau du tissu social. On ne peut attendre que cela vienne tout seul , il nous faut allumer l’étincelle, donner envie !

Les moyens pour éveiller cette prise de conscience, décider de ces engagements : manifeste, contacts réseaux, personnalités qui font autorité, chercheurs, universitaires, associations, autres ? Tout est ouvert.

Seule l’apathie, la réserve, le sur place, nous sont interdits ! Sauf à faire le choix d’attendre que de guerre lasse, cette apathie et la résignation ne se transforment en révoltes dont l’histoire nous apprend que, peut-être à leur corps défendant,  elles nourrissent l’installation de pouvoirs et régimes autoritaires, voire plus.

Le pire peut arriver, mais  le risque de son avènement diminuera si nous décidons de sortir de notre passivité, de notre attentisme, en d’autres termes, de redevenir citoyens et non plus sujets !

Échangeons, rencontrons nous pour ensemble, donner forme et vie à ce « Pouvoir d’agir »!

Face à l’abstraction du monde, reprendre la main

6 avis sur « Face à l’abstraction du monde, reprendre la main »

  • 16 septembre 2023 à 19h26
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    La majorité silencieuse ( trop) a le cœur à gauche .
    Elle est passive car elle se croit impuissante.
    Les partis dits de gauche sont des chapelles dont le principal souci est de gagner des élections pour avoir des mandats…..rémunérateurs !
    Comment faire se rencontrer les uns et les autres qui, en réalité, ne poursuivent pas le même but ?
    L’union des partis de gauche, dans ces conditions, est impossible !
    Pour chacun, le mot d’ordre est : »ralliez-vous à ma belle gueule ».
    La seule solution , c’est de raser les ruines restantes des partis qui se disent de gauche et créer, à partir des citoyens honnêtes dans leurs convictions, un mouvement des classes que d’aucuns appelaient laborieuses pour gagner contre la classe bourgeoise.
    Oui, c’est une vue de l’esprit, je le sais.
    C’est faire l’impasse sur un ou deux quinquennats en laissant les macroniens , les LR et le RN terminer l’œuvre de démolition engagée sous Sarkozy et poursuivie sous Hollande et Macron.
    Ils ne pourront pas aggraver le désastre actuel.
    Un prof me disait il y a 60 ans : » on ne reconstruit pas sur des ruines, on les rase d’abord « 
    Ce n’est pas très encourageant mais je ne vois que des solutions bancales surgir des partis en place.
    Un seul regret si on tentait ma proposition : je ne serai pas là pour la voir aboutir.
    Amitiés sincèrement de gauche
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    • 18 septembre 2023 à 10h22
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      Bonjour Jean Paul
      Hélas, d’une certaine manière, les partis dont tu parles n’ont pas besoin de nous pour continuer à se fissurer!
      Par ailleurs, il y a urgence à agir en de nombreux domaines..c’est d’ailleurs proprement vertigineux!
      Je propose que l’on se retrouve, avec celles et ceux intéressés par mon texte, pour échanger: sur quoi et comment pourrions nous agir? A quelles conditions?
      Au plaisir de te revoir et d’échanger
      Amitiés
      Paul
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  • 18 septembre 2023 à 9h43
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    Bien d’accord avec ton analyse. Reste à créer une réponse concrète. Ce sera long et il faut recréer du dialogue. Problème : les jeunes vivent aussi dans l’abstrait et se moblisent difficilement sur les causes que tu évoques. Un avenir inquietant.
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    • 18 septembre 2023 à 10h15
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      Bonjour Robert,
      Merci pour ton retour. Oui ce sera long. Il nous faut dans un premier temps créer effectivement du dialogue, des rencontres, des confrontations, entre citoyens « engagés » ou souhaitant s’engager, associations, syndicalistes, chercheurs, élus locaux qui ont « la main dans le cambouis »..repérer sur quoi et comment nous pouvons agir..pour peu à peu briser la résignation! Amitiés. Paul
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  • 27 septembre 2023 à 20h17
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    Bonjour Paul,
    Excellente analyse. Une lente et progressive détérioration des rapports entre les politiques, l’Etat d’une part, et la société et les citoyens d’autre part. Hélas, la gauche y a largement contribué quand elle a été au pouvoir depuis 1981, soucieuse surtout de donner des gages de bonne gestion au détriment de la justice sociale, au risque de rendre de plus en plus ténu le clivage entre la droite et la gauche, avec comme conséquence la progression des extrêmes. Cette situation me fait penser à une réflexion de Charles Péguy :  » Nous avons désappris la République. Mais nous avons appris à gouverner ». Il suffirait de remplacer le mot « République » par le mot « Socialisme » dans cette phrase pour comprendre les déboires de la gauche depuis 1981 soucieuse de confier le pouvoir aux hauts fonctionnaires, comme on peut le voir depuis des années dans la Santé ou l’Education nationale (cf le désastreux fonctionnement de l’Académie de Versailles dans la récente affaire de harcèlement scolaire). C’est pourquoi il lui sera difficile de « reprendre la main », car comment imaginer qu’elle accomplira à l’avenir ce qu’elle n’a pas fait quand elle était au pouvoir. C’est donc sa crédibilité qui est entamée encore pour longtemps, les Français n’ont pas la mémoire courte, et les jeunes qui n’ont d’autre idéologie que le consumérisme ne semblent pas près de relever le flambeau. Quant à la participation des citoyens dans une forme de démocratie directe ou de proximité, elle est bien limitée -il n’y a qu’à voir la faible proportion de gens qui assistent aux réunions des conseils municipaux ou des conseils de quartier. Enfin, s’agissant des mouvements du style « nuit debout », ou aux autre forums de ce style, ils ne débouchent sur rien politiquement. Pas plus que les révoltes nihilistes comme les gilets jaunes qui se revendiquent comme la voix du peuple et ne conçoivent la politique qu’à travers les référendums… Mon cher Paul, il va te falloir tout ton inlassable activisme et ton talent d’agitateur d’idées pour réveiller les consciences et faire que la société reprenne la main pour ne pas perdre pied. JP Bédéï
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    • 30 septembre 2023 à 18h16
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      Salut Jean-Pierre,
      Hélas ai-je envie d’écrire…je partage largement ton analyse!Il sera effectivement très difficile pour ne pas dire impossible à la gauche, telle qu’elle est, de « reprendre la main ». Et par ailleurs les questions devant lesquelles nous sommes, et ce quel que soit le domaine, donnent le vertige.Comment rependre la main pour lutter avec efficacité contre les pauvretés (voir l’extension de la pauvreté étudiante, et oui nous en sommes là), pour un accès réel au logement, pour un revenu minimum décent? Comment reprendre la main pour un accueil responsable et digne des migrants et autres exilés? Comment reprendre la main pour expliquer le caractère mortifère du consumérisme(reconvoquer Bernard Maris!), pour réparer et réformer les services publics essentiels (éducation, santé, justice, police), comment non pas reprendre mais prendre la main dans la lutte contre le changement climatique..et ce sans parler des situations pour le moins tendues au niveau international? Oui tout cela donne le vertige. A quoi bon s’obstiner à penser, à concevoir, à proposer que l’on puisse,ne serait-ce que très partiellement et patiemment, « reprendre la main »? Je n’ai aucune certitude, Mais quelques convictions, et parmi celles ci il est est une à laquelle je tiens: par des chemins parfois bizarres, inattendus, tout comme l’eau qui emprunte des chemins tortueux et invisibles pour ressortir là où parfois on ne l’attend pas, les idées circulent…nourrissent des réflexions, alimentent des débats, des confrontations et contribuent à former le terreau où pourront germer des propositions d’orientation, d’actions, et pourquoi pas de nouvelles organisations.Je n’ai rien d’un activiste, et je te confierai que j’ai horreur de celles et ceux qui se présentent comme tels – je suis un adepte du travail collectif – ..Mais peut-être suis un peu agitateur d’idées? cela oui. Mon article a suscité plusieurs réactions dont certaines ne sont pas ici car leurs auteurs ont préféré m’écrire directement.Elles ont quasiepent toutes la même tonalité. Leur pessimisme lucide m’incite à poursuvre ma réflexion. D’ici quelque temps j’écrirai un nouveau billet. Dans ses cahiers de prison Gramsci écrivait « avoir le pessimisme de l’intelligence et l’optimisme de la volonté. » Aujourd’hui, où tout nous pousse au pessimisme, ne laissons pas nos volontés s’étioler! Au plaisir de te revoir!
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