Ils ont la trentaine, ou un peu moins. Diplômé d’une école de commerce, salarié à Berlin, comptable…ils ont décidé de choisir une vie professionnelle fort différente de celle qui leur promettait un avenir relativement assuré.

Thibaut a terminé ses études. La perspective de travailler dans le commercial ne l’enchante guère. Sur le marché où je l’ai rencontré – il faisait campagne pour une liste écologiste – il m’explique avoir pris conscience lors de ses études et des stages effectués de la grande vacuité du secteur vers lequel il s’était pourtant orienté. Photographe amateur averti, il a décidé de devenir photographe professionnel. Il met toutes ses économies dans une formation et effectue de petits travaux ça et là, le temps de s’installer.

Véronique exerce le métier de comptable. Son père, viticulteur, est fortement engagé dans la recherche de méthodes culturales respectueuses de l’environnement et expérimente sans cesse de nouveaux procédés. Ainsi par exemple a t’il semé des céréales entre des rangs de vigne, pour en tester les effets qu’il espère positifs: tenue et enrichissement du sol en particulier. Après avoir passé un moment avec lui dans les vignes, et alors que nous allons déguster quelques bouteilles, arrive Véronique. Nous échangeons sur divers sujets liés à la vigne, aux débats en cours et Véronique me dit, avec un grand sourire, qu’elle a arrêté son activité de comptable pour travailler sur l’exploitation viticole avec son père. Les chiffres, me dit elle ce n’est pas drôle et surtout elle a ressenti le besoin vital de s’investir dans le travail de la vigne. Son père intervient et me dit: « J’ai tout fait pour la dissuader. Je lui ai expliqué les difficultés du métier, les aléas liés au climat, les nuits à ne pas dormir par crainte du gel, ou pour cause de faible récolte, les soucis financiers.. ». Mais l’envie était la plus forte et après une formation en œnologie, Véronique a rejoint l’exploitation familiale.

Victor a ouvert il y a quelques semaines un atelier de réparation de vélos. Le mien nécessitant quelques réglages, je fais sa connaissance et lui fais part de ma satisfaction de l’ouverture de cet atelier à proximité de mon domicile. La discussion s’engage et Victor me raconte son itinéraire. Il travaillait à Berlin, dans un bureau, passant ses journées devant un écran, il a ressenti le besoin de respirer, de sortir de cette sorte de bulle aseptisée où il ne se passe rien, où seuls défilent des chiffres, des consignes, où l’on ne perçoit ni le pourquoi, ni la destinée et encore moins l’utilité de son travail, et où en réalité on n’a prise sur rien. Après avoir pris le temps de découvrir quelques pays, éprouvant le besoin d’un métier « manuel », Victor a choisi une toute autre voie et a suivi une formation de réparateur de vélos! Mais il n’a pas cherché un emploi dans un atelier existant, il a choisi de s’installer, de créer son entreprise, d’être maitre de son destin.

Si j’ai cité ces quelques exemples de « réorientation de vie » et non seulement de réorientation professionnelle c’est qu’ils me paraissent illustratifs de mouvements de fond qui  » travaillent » la jeunesse. Contrairement au cliché largement répandu au sein des milieux conservateurs, selon lequel « les jeunes ne veulent plus travailler« , « ne veulent plus faire d’effort », la question pour nombre d’entre eux n’est pas celle du travail, mais de son intérêt, de son usage, de sa finalité.

Son intérêt! Le cumul des évolutions technologiques, de la dématérialisation des procédures, de la culture du chiffre, de l’hyper individualisation des postes de travail et de leur perte de spécificités (de très nombreux postes sont interchangeables tant les taches ont été parcellisées et informatisées) conduit à un travail trop souvent répétitif, fastidieux, en rien valorisant. Les salariés vivent alors une contradiction, certes pas nouvelle mais qui ne fait que s’accroitre compte tenu du développement des niveaux de formation et de qualification, celle qui a trait à l’écart entre leur formation, leurs savoir faire et les compétences réellement mobilisées. De très nombreux salariés vivent en réalité un réel déclassement, ce qui on en conviendra peut entrainer des conséquences psychologiques et sociales non négligeables.

Son usage! Ou pour prendre un autre terme, son utilité. Tout agent d’un service administratif (public ou privé) se pose un jour la question de l’utilité de telle procédure, de tels tableaux statistiques qu’il faut remplir et dont on subodore qu’en réalité leur utilité est au mieux marginale. Au risque d’être polémiste, on peut poser la question non de l’utilité, mais de l’inutilité de certains postes de travail dont les missions alourdissent, complexifient, freinent la bonne exécution des tâches qu’ils sont censés définir et encadrer: ce qu’il s’est passé récemment dans les hôpitaux en est une belle illustration!

Sa finalité! A l’aune et sous l’influence des questions qui aujourd’hui taraudent nos sociétés et en particulier celle de son mode de développement, des remises en cause des idéologies de la croissance, du toujours plus, de la concurrence érigée en dogme dans les années 90, mais aussi sous l’influence de l’élévation des niveaux de formation et qualification, la question de la finalité du travail devient centrale.

Sans tomber dans une  contemplation béate de mouvements à l’œuvre au sein de nos sociétés, on ne peut que constater  le changement qui s’opère dans les représentations de l’utilité des secteurs d’activité et des métiers. Ainsi, la sphère du commerce ne fait elle plus rêver tant sont manifestes les excès de production et commercialisation d’objets inutiles, et dont la production est source de fortes externalités négatives (notamment en terme écologique) alors que les activités de services aux personnes sont plébiscitées (santé notamment).

Il est un autre mouvement à l’œuvre qu’il conviendrait d’analyser au fond et sur lequel j’aurai l’occasion de revenir: celui de l’envie de reprendre la main! Que font nos jeunes trentenaires évoqués au début de cet article, si ce n’est reprendre la main? Et ce au deux sens du terme: décider eux mêmes de leur travail, du choix de leur activité, construire leur projet, lui donner du sens mais aussi « mettre la main à la pâte« . Comme vous aurez pu le constater, chacun d’entre eux, par sa réorientation professionnelle, choisit un métier tactile, en lien avec des objets, avec la matière, un métier qui mobilise ensemble compétences intellectuelles et manuelles.

Exercer un métier enrichissant et utile, reprendre la main, et ce quel que soient les risques en terme de revenus et de garantie d’emploi, ce que vivent nos trois trentenaires est de plus en plus partagé. Certes me direz vous ce mouvement est encore minoritaire et une très grande partie des jeunes salariés ou en voie de le devenir n’est ni en situation, ni en capacité de faire de tels choix même si au fond d’eux mêmes, ils en ressentent plus ou moins confusément le désir.

Pour autant ce mouvement doit être regardé de près et pris au sérieux. Il appartient à celles et ceux qui ont du pouvoir sur l’orientation de notre économie, sur le choix de productions utiles, sur le développement des services indispensables, de faire et d’imposer des choix susceptibles d’offrir des métiers utiles et intéressants, de reconvertir dès maintenant un certain nombre de métiers, et d’interroger les formations offertes aux jeunes, pour cesser de leur proposer celles qui loin de les conduire à des métiers « épanouissants » » ne font en réalité que les enfermer dans des emplois sans avenir.

Dans le premier article publié sur ce blog, « Le Plan, le retour », http://www.droitdequestion.fr/2021/02/25/le-plan-le-retour/ je faisais état de l’intérêt à ouvrir à nouveau un grand chantier de réflexion sur l’avenir du travail.

Trop longtemps les responsables politiques et syndicaux, les collectivités locales, les médias, obsédés (à juste titre) par la lutte contre le chômage, ont laissé de côté la question du travail, de son utilité, de son sens. Tout comme ils ont laissé de côté l’évolution des conditions de travail, le développement de ce fameux « management » aussi inhumain que nuisible, au regard par exemple du développement des cas de burn-out!

L’heure est venue, et la pandémie n’y est pas pour rien, de remettre au cœur de notre pensée politique et sociale cette belle, grande et passionnante question du travail! De sa finalité mais aussi de son organisation, de son partage, de la place des salariés au sein de l’entreprise et/ou du service, Ne serait-ce pas par ailleurs une bonne méthode pour aborder autrement, de façon désidéologisée, et peut-être de ce fait avec une chance de succès, la question de notre mode développement et de l’écologie? de notre avenir?

PS: recommandations de lecture

https://blogs.alternatives-economiques.fr/gilles-raveaud/2021/04/16/sante-au-travail-sante-de-la-democratie

« Libérer le travail » Pourquoi la gauche s’en moque et pourquoi ça doit Changer, Thomas Couterot,  ed. du Seuil

 

Prochain article

Les élections régionales et départementales approchant, je m’interrogerai prochainement sur les effets de la loi du 2 mars 1982 pour ce qui concerne en particulier les Régions crées en 1986. Si elle a favorisé l’émergence de  « Grands notables », cette loi a t’elle contribué à la démocratisation de notre société et au développement de réelles politiques régionales? Rien n’est moins sur!

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Un emploi, certes! Mais pour quel travail?

4 avis sur « Un emploi, certes! Mais pour quel travail? »

  • 7 juin 2021 à 15h24
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    Article très intéressant et important. Oui, il faut mettre la question de la répartition du travail et de son sens au coeur des débats. C’est essentiel ! Bravo Paul ! Philippe Meirieu
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  • 24 octobre 2021 à 12h31
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    Paul,
    Tout d’abord je te félicite pour lancer un blog ouvert sur le monde, l’enrichir de ta vision, tes riches expériences, observations et de ton extrême curiosité. Évidemment cet article touche de nombreux niveaux de notre société, l’un m’interpelle depuis de nombreuses années, il concerne la formation de nos « élites ». Je suis souvent effaré de constater le fonctionnement très stéréotypé des jeunes issus des grandes écoles de commerce. Ils alimentent « une chaîne de production » de leurs certitudes et non convictions et développent l’ultra processisation dont les conséquences sont souvent désastreuses sur les salariés et ne nourrissent que leur carrière et portefeuille. C’est évidemment un constat réducteur et quelque peu simpliste, mais trop peu développent un management responsable qui donnerait du sens à bon nombre de salariés. Toutefois un écueil majeur se présente à ces jeunes managers/dirigeants : se mettre au service de leurs équipes, être créatif, faire obstacle à l’immédiateté des résultats pour privilégier un développement pérenne de leurs ressources… L’urgence est souvent destructrice… faisons plutôt l’éloge de la lenteur.
    Vincent
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    • 24 octobre 2021 à 12h42
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      Merci beaucoup Vincent pour tes mots chaleureux qui m’encouragent à poursuivre ce blog. Je partage oh combien ta remarque, si juste, sir la nécessité de « prendre le temps »: de la réflexion, de l’écoute, de l’analyse, du débat, ce qui ne peut que favoriser l’émergence de bonnes pratiques et de bonne décisions!
      Répondre

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