Vous avez dit: « Social/écologie »?

Dans la partie de bras de fer à laquelle se livrent les formations politiques écologistes et de gauche en vue de la prochaine élection présidentielle,  l’expression « social/écologie » est régulièrement employée par les uns et les autres pour désigner ce qui pourrait constituer la base (et l’horizon?) d’un éventuel  accord respectueux des identités des uns et des autres. Au delà de ce qui pourrait n’être qu’un artifice de langage, et si cette expression a un sens, de quoi parle t’on? En quoi et comment l’articulation entre social et écologie peut-elle être  porteuse de sens et d’efficacité?

Pour tenter d’y voir clair, un questionnement me parait fort pertinent, celui qui a trait  au « travail », à la transformation de ses conditions d’exercice, aux conséquences de ces transformations pour les salariés et au delà pour notre société et notre vie collective.

Pour illustrer mon propos, quelques remarques sur les conditions de travail de trois secteurs: l’ agro-alimentaire, les transports, les services.

L’agro-alimentaire: horaires de travail « décalés » (nombreuses heures de nuit), exposition à des risques sanitaires importants (usage de nombreux traitements phito-sanitaires et de pesticides notamment), cadences élevées, conditions d’hygiène souvent insuffisantes, les conditions de travail  des salariés de l’agro-alimentaire se sont fortement transformées  et aggravées sous le poids de l’industrialisation du secteur et des impératifs de rentabilité. Les élevages industriels et les abattoirs, sources de souffrances animales et humaines, sont tristement illustratifs de cette évolution, ainsi que l’analyse avec grande justesse dans ses travaux Jocelyne Porcher, sociologue, directrice de recherche à l’INRA, analyse confortée par le témoignage de Geoffrey le Guilcher, journaliste qui s’est embauché pendant 40 jours dans un abattoir en Bretagne et a consigné le récit de son expérience dans: « Steak machine » (ed. Goutte d’Or, 2017). A propos des salariés des abattoirs, Le Guilcher écrit: « Ceux qui arrivent à la retraite sont cassés physiquement et psychologiquement« . En ce secteur de l’agro-alimentaire, les liens entre production de masse, produits de médiocre qualité, conditions de travail très dégradées sont éloquents.

Le transport: je limiterai mon propos à la « messagerie » et aux métiers de livreur. Métiers au pluriel car aux chauffeurs/livreurs se sont ajoutés depuis quelques années les coursiers ou livreurs à vélo qui travaillent pour les plateformes telles que Deliveroo ou Uber Eats. Il me revient le témoignage qu’un chauffeur/livreur avait donné lors d’une journée d’études sur les transports à laquelle je participais. Décrivant son travail quotidien il avait eu ces mots: « on se fait engueuler en permanence: par le patron parce que l’on ne va pas assez vite, par le client parce que, à cause des embouteillages, des travaux de voirie, on est souvent en retard, et par les usagers de la route parce que notre camionnette les gène, le temps d’une livraison« . Quant-aux coursiers à vélo, chacun a pu lire leurs conditions de travail, de rémunération (quelques euros par course) et d’emploi: nous sommes revenus au travail à la tache, au pré-salariat! Une incroyable régression, non?

Les services: Le champ des « services » est immense. Mais quel que soit leur secteur de travail, services internes aux entreprises, servies aux publics (privés ou publics) les salariés des services, pour une large part d’entre eux, sont contraints à faire du chiffre, et ce bien souvent au détriment de la qualité de leurs missions et des services rendus. C’est le cas pour les policiers au détriment de leur mission de  tranquillisation de la voie publique, pour les agents de Pôle Emploi, qui n’ont qu’un temps limité pour recevoir les demandeurs d’emploi et croulent sous les statistiques à remplir, pour les agents de service à la personne à qui l’on demande d’effectuer leurs tâches en temps limité, parfois même minuté, de courir d’une personne à l’autre ainsi que le dénoncent des aides à domicile qui ont créé récemment une page Facebook que je vous conseille de consulter: « la force invisible des aides à domicile » (cf. article du journal « le Monde » en date du 16 avril 2021). C’est aussi le cas, largement mis en évidence par l’actuelle pandémie, d’une grande majorité des salariés des hôpitaux soumis à une pression constante physique et psychologique, et ce d’autant plus qu’ils n’ont aucun droit à l’erreur.

Les raisons majeures de ces conditions de travail dégradées et souvent épuisantes sont hélas bien connues. Recherche de la rentabilité et du profit maximal pour ce qui concerne les activités de production, services effectués au moindre coût, y compris les services publics gérés depuis plusieurs dizaines d’années  par des hauts fonctionnaires et des dirigeants adeptes du dogme de la diminution de la dépense publique. En d’autres termes, ces conditions de travail sont en rapport étroit avec notre mode de développement (?) dont nous connaissons pas ailleurs les effets dévastateurs pour la planète.

A partir de ce constat, se pose la question de l’importance des changements à apporter aux conditions de travail, en premier lieu pour les salariés mais aussi et tout autant pour notre société. Imaginons par exemple un droit du travail et des conventions collectives qui conduisent à modifier substantiellement les conditions de travail dans l’agro-alimentaire, cela obligera à repenser cette filière autour des exigences de qualité, y compris des produits.

Imaginons que les livreurs bénéficient obligatoirement d’un réel contrat de travail et d’un salaire décent, cela aura des conséquences quant au recours à cette facilité qui s’est imposée, que nous avons intégré et que nous sommes loin de rémunérer à son juste prix: « à peine commandé, déjà livré »

Imaginons que les agents de Services publics aient plus de temps pour remplir leurs tâches,  soient plus disponibles! Que de bienfaits..pour eux et pour les usagers que nous sommes!

Mais me direz vous, comment impulser de tels changements? Les livreurs cherchent à s’organiser, tout comme les agents de services à la personne, mais les résultats sont loin d’être au rendez vous. Les organisations syndicales sont largement absentes du secteur des services et lorsqu’elles sont présentes (hôpitaux, Pôle emploi, Police) elles éprouvent d’énormes difficultés à arracher quelques concessions. La réponse, me semble t’il est dans un double mouvement: celui de salariés qui s’organisent et de mouvements politiques qui intègrent réellement dans leurs projets la question de la transformation du travail, et qui font de cette question une question majeure, y compris pour l’avenir de notre démocratie.  Cette question est-elle à l’ordre du jour de leurs travaux??

Dans un article remarquable publié le 16 avril sur le blog qu’il tient à « Alternatives économiques », intitulé « Santé au travail, santé de la démocratie« , Gilles Raveaud montre comment « notre démocratie est de plus en plus malade du travail. Une situation aggravée par les nouvelles technologies, qui accroissent le contrôle des entreprises sur de nombreux salariés »et en appelle à redonner « du pouvoir aux salariés dans la gestion des entreprises. La démocratie exige la démocratie économique »https://blogs.alternatives-economiques.fr/gilles-raveaud/2021/04/16/sante-au-travail-sante-de-la-democratie#.

Dans un prochain article, également consacré aux rapports entre social et écologie, nous essaierons de voir comment les aspirations de très nombreux jeunes salariés questionnent aujourd’hui non seulement l’organisation du travail, mais aussi et peut-être surtout, ses finalités. De quoi retrouver espoir?

 

 

 

 

 

 

« Le dernier mandat pour le climat »! En êtes vous certains?

Le projet de loi « Climat et résilience  » qui ne reprend qu’une infime partie des propositions de la Convention citoyenne pour le climat ne saura à coup sur répondre à celles et ceux qui exigent, comme ils l’ont clamé lors de récentes manifestations, « une vraie loi climat », entendons  par là une loi efficace pour lutter contre le changement climatique et ses effets dévastateurs.

A cet égard les événements récents, tels que les incendies qui ravagent le Népal, frappé par une sécheresse terrible, ne peuvent que donner du poids aux alertes émanant des rapports du GIEC dont le dernier donne dix ans pour agir, rapport qui fait dire à Grégory Doucet, maire de Lyon: « nous, maires écologistes, déclarons que c’est le dernier mandat pour le climat ».

Le dernier mandat? Si l’on ne peut que saluer le volontarisme du propos, on ne peut pas ne pas nous interroger sur l’écart entre la brièveté d’un mandat et l’énormité des questions à résoudre, sur les rapports de force entre l’action publique telle qu’elle existe aujourd’hui et les forces économiques qui continuent d’exploiter la planète, sur l’écart entre la prise de conscience qui se manifeste, notamment chez les jeunes, et la persistance de comportements – production/consommation, mobilité, notamment – qui contribuent au changement climatique.

PRENDRE EN COMPTE LE TEMPS LONG!

Quelques dates:

  • 1971:  Il y a très exactement 50 ans Robert Poujade devient le premier ministre de l’environnement, plus exactement « ministre de la nature et de l’environnement »  (gouvernement de Jacques Chaban-Delmas). Ses principaux objectifs: lutter contre la pollution sonore, mesurer la pollution de l’air, renforcer le pouvoir des agences de l’eau…Bruit (qu’a t’il été fait de sérieux depuis sur cette question?), qualité de l’air, gestion de l’eau: des sujets majeurs étaient, déjà, « mis sur la table »
  • 1974: René Dumont, ingénieur agronome, accepte à la demande d’une poignée d’écologistes, dont Brice Lalonde, d’être candidat à l’élection présidentielle. Une séquence que vous pouvez voir dans les archives de l’INA ou sur Youtube, est restée célèbre: celle où René Dumont lors d’une émission télévisée,  se saisit d’un verre d’eau et déclare:  » Je bois devant vous un verre d’au précieuse puisque avant la fin du siècle, si nous continuons un tel débordement, elle manquera« . Il avait vu juste, hélas!
  • 1987: Un nouveau concept – Sustainable development – apparait dans le rapport de la Commission mondiale sur l’environnement et le développement de l’O.N.U., le « rapport Brundtland ». Il est d’ailleurs regrettable que la traduction française – développement durable – ait pris le pas sur le sens littéral de développement soutenable, cette dernière expression étant beaucoup plus explicite et exigeante quant aux objectifs à respecter – ne pas consommer plus que la terre ne peut produire- aux décisions à prendre, aux politiques à conduire. Petite remarque: aujourd’hui le terme développement durable est mis à toutes les sauces, habille le moindre discours, au point d’en être devenu indigeste. et non-signifiant (du danger du langage automatique en politique, mais cela pourra faire l’objet d’un article ultérieur!).
  • 1989: Michel Rocard, Premier ministre, très mobilisé par ce qu’il appelle « la bataille pour l’organisation de la planète », déploie une intense campagne diplomatique et réussit à réunir à La Haye le 11 mars, 80 représentants  de pays du monde entier qui s’accordent sur « la prédominance des causes humaines dans le réchauffement climatique » (voir article complet à ce sujet dans « Convictions », le bulletin de l’association des amis de Michel Rocard, n°29, mars 2021). Notons que Michel Rocard continuera son engagement pour la planète dans son rôle d’ambassadeur des pôles, conscient qu’il était que beaucoup se joue aujourd’hui en ces endroits du globe, et principalement en Arctique dont le sous sol regorge de terres rares, d’uranium…(voir le résultat récent des élections législatives au Groenland, qui ont donné la majorité à un parti de gauche écolo qui s’oppose à exploitation des matières premières).
  • 1992: Rio de Janeiro. Le troisième sommet de la terre donne le coup d’envoi à un ambitieux programme de lutte mondiale contre les changements climatiques et leurs effets. Ce sommet est resté célèbre de par la participation d’une centaine de  chefs d’État et de gouvernement, de 1500 ONG , par la reconnaissance des droits et responsabilités des pays et un nombre très important de recommandations dont hélas seule une infime partie sera mise en œuvre.
  • 2002: Sommet de la terre à Johannesburg. Discours de Jacques Chirac dont une phrase restera célèbre: « Notre maison brule, et nous regardons ailleurs« . Près de 20 années plus tard, la planète brule, effectivement: énormes incendies aux États-Unis, au Brésil, en Suède (oui, en Suède!) en Australie et actuellement au Népal. Et nous regardons, impuissants, ces énormes désastres
  • 2015: Signature le 12 décembre, dans le cadre de la C.O.P. 21,  des fameux « accords de Paris ». L’espoir soulevé ce jour-là est immense…

Et depuis?

Les prises de conscience se développent.  Nous assistons à l’émergence et au développement de très nombreuses associations qui militent non seulement pour la protection de l’environnement mais aussi pour impulser et accompagner des changements de comportements en de nombreux domaines: maitrise de l’énergie, alimentation, consommation (et lutte contre les gaspillages) , déplacements..L’économie de proximité est revalorisée, les circuits-courts font florès..Mais là encore, et cela est une constante historique, les citoyens et les associations sont très largement en avance sur les politiques, les institutions et encore plus sur les grands acteurs économiques.

Mais hélas, quels que soient les aspects positifs de ces changements de comportement, leur effet direct réel dans la lutte pour le climat est infime.

Nous le savons. Des progrès dans la lutte contre le changement climatique et notamment contre les conséquences de l’effet de serre nécessiteront des mutations profondes qui relèvent de décisions fortes, globales, politiques et institutionnelles, y compris au niveau européen et si possible international, et devront impliquer les grands acteurs sociaux et économiques.

Pour nous en tenir à notre seul pays (ce qui a ses limites, convenons en!), nous avons pour le moins quatre défis à relever:

. Celui de l’énergie: s’il nous faut à terme « sortir du nucléaire » cela ne pourra se faire ni en claquant des doigts, ni par des décisions précipitées et d’abord idéologiques qui risqueraient de sacrifier  les fortes maitrises technologiques acquises au sein de ce secteur et transférables à d’autres usages.   Et pour ce qui concerne « les énergies renouvelables » il y a encore beaucoup  à investir en matière de recherche, de mise au point de processus fiables et efficaces. Enfin le champ de la recherche tout comme celui du changement des pratiques pour maitriser les consommations d’énergie et pourquoi pas, les diminuer, n’en n’est qu’à ses débuts.

. Celui de l’alimentation. René Dumont avait une obsession: celle de l’autonomie alimentaire. Aujourd’hui nous avons non seulement à reconquérir et garantir notre autonomie alimentaire, mais aussi à impulser et accompagner la transformation de notre agriculture et des industries agro-alimentaires pour produire des aliments sains, de qualité  et accessibles à tous. Un tel « chantier », qui signifie la reconversion de nombre d’exploitations,   l’apprentissage et la maitrise de nouvelles  pratiques culturales et industrielles,  une refonte des marchés, et probablement aussi une refonte de la politique agricole commune, nécessitera du temps.

. Celui de l’habitat. Au rythme actuel il faudra des dizaines et des dizaines d’années pour que le parc immobilier soit mis aux normes de basse consommation. Par ailleurs, les techniques actuellement utilisées pour isoler des bâtiments anciens laissent rêveur. Ainsi que le relèvent de nombreux spécialistes, ces techniques utilisent des matériaux pour le moins peu écologiques (polystyrène, etc.), diminuent de fait la « respiration » des bâtiments, alors que désormais il faut aérer souvent les pièces. Là aussi la recherche doit s’emparer de ce domaine: conception de matériaux, conception des bâtiments et des logements et surtout conception des plans d’urbanisme qui doivent intégrer tous les éléments susceptibles de diminuer les températures, en particulier en période de canicule.

. Celui des mobilités. Étalement de l’habitat, éloignement lieu de vie/de travail/d’éducation/de soins..baisse en euros constant sur longue période du coût de l’essence et du gazole, changement des modes de vie, tout concourt à un accroissement des mobilités individuelles, alors même que celles ci sont source de pollution (air, bruit) d’accidents, de temps perdu, d’atteinte à la santé..et de dépenses publiques majeures (voiries, parking). Les réponses à apporter ne sont pas simples. Le développement des alternatives à la voiture individuelle est essentiel (transports en commun, co-voiturage, vélo,..) mais la voiture comme mode de déplacement demeurera indispensable  pour de nombreux citoyens et pour d’autres, utile de temps à autre. Là encore un énorme travail de recherche est à développer pour inventer des véhicules les moins « polluants » possible. Beaucoup s’accordent  à penser que le véhicule électrique est une fausse bonne solution. Alors? Et si l’on s’attaquait d’abord aux causes de mobilité? Et si nous cherchions à inventer de nouvelles offres pour modifier les usages, telles que des coopératives de location de voiture?

Pour relever ces 4 défis, nous avons du pain sur la planche. Nous avons à mobiliser nos savoirs, à développer la recherche en de nombreux domaines, aussi et tout autant à ouvrir des débats sur ces questions avec les citoyens, les associations, les chercheurs, mais aussi les formations syndicales et politiques. y compris pour trancher des questions difficiles.

Cela prendra du temps. Certes il faut agir sans attendre, mais plutôt que semer l’angoisse avec une formule telle que « c’est le dernier mandat pour le climat », nous devons semer l’espoir en offrant des perspectives:

Perspectives pour le travail de recherche, pourvoyeur d’emplois utiles et intéressants, par un investissement public majeur en ce domaine

Perspectives pour les citoyens, associations et entreprises d’ores et déjà  engagées dans un processus de transition énergétique, par une politique de soutien sociale, juridique, financière adaptée aux besoins

Perspectives démocratiques et politiques enfin, en construisant et mettant au débat un projet politique de transformation  sociale, économique,  et écologique . Sociale, car en l’absence de réponses concrètes aux questions d’aujourd’hui (travail, précarité, logement..), l’écologie sera « une affaire de riches ». Économique, car sans processus de profonde transformation de nos modes de production, commercialisation, consommation, l’écologie sera réservée aux rêveurs. Écologique, car en son absence nous allons effectivement à la catastrophe!

Sur ces différents points et en tout premier lieu sur la priorité à donner aux questions  sociales, y compris pour réussir la transition écologique, je reviendrai dans de prochains articles.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La politique pervertie par le langage de la pub?

Ce n’est pas d’aujourd’hui que le langage politique a tendance à la simplification, voire au simplisme, ce qui par ailleurs en dit long sur le peu de respect que les responsables politiques ont pour les citoyens et leur capacité à comprendre le réel. Mais depuis quelque temps, nombre de responsables politiques prennent le langage des publicistes et autres commerciaux.

Ainsi en aout 2020, le ministère du travail lance le plan « Un jeune, une solution ». Si ce plan traduit une prise de conscience des grandes difficultés que vivent de nombreux jeunes-voir mon article précédent- son affichage, à l’instar de la plupart des publicités, est réducteur et trompeur. Réducteur car il semble considérer que les problèmes à résoudre sont connus, identifiés, et trompeur, car il affirme que chaque jeune en difficulté trouvera une « solution » à ses problèmes à travers la gamme de l’offre: accompagnement, formation, aides à l’embauche..Si cela, souhaitons le, s’avérera exact pour certains, nous savons également, expérience aidante, que de nombreux jeunes passeront à travers les mailles du filet et ce pour différentes raisons: insuffisance notoire des moyens mis en œuvre (cf. par exemple la faiblesse des moyens dont disposent les missions locales), insuffisance des offres d’emplois, en particulier  pour les jeunes les moins qualifiés et/ou qui ont quitté le système scolaire prématurément, jeunes en dehors des « réseaux » leur permettant de connaitre leurs droits, etc.

Autre remarque: l’individualisation totale sur laquelle repose un tel plan: où nous retrouvons l’idéologie selon laquelle « Le jeune »  – devenu en l’occurrence une figure abstraite – a les capacités de s’en sortir dès lors qu’il saura utiliser les « outils » mis à sa disposition. Il y a ici plus qu’un simple avatar de l’individualisation (individuation écrivent les sociologues) qui est désormais le sceau des politiques publiques, et dont nous savons qu’elle profite d’abord aux « mieux lotis », mieux armés culturellement et intellectuellement. Il y a une vision de la société qui de fait  ne tient nul compte de la réalité des groupes sociaux dont font partie les jeunes, de leur ancrage – et parfois enfermement –  territorial, de leur histoire, de leur propre vision de l’avenir.

Or c’est bien de cela dont il s’agit: permettre aux jeunes de construire leur avenir, non pas leur dire « voilà la solution »(!), mais développer les politiques publiques qui leur permettront de se socialiser (petite enfance), de se former, de se doter des capacités d’analyse, de jugement, de se cultiver (cf. mon article  précédent: www.droitdequestion.fr/2021/03/12/jeunes-debrouillez-vous/).

Il nous faut sortir de cette vison descendante, incarnation « politique libérale » de la charité, telle que l’exprime le slogan « un jeune, une solution », au profit d’une politique de soutien, d’accompagnement, construite en rapport aux besoins réels des jeunes d’aujourd’hui, et largement construite avec les institutions et acteurs locaux. Mais cela peut-il être le fait de l’État et de notre administration actuels? On peut en douter et la question mérite d’être posée.

Dans un prochain article, j’interrogerai un autre slogan:  celui des « amis écologistes » qui reprennent, en prévision des futures élections régionales le slogan qu’ils avaient martelé lors des élections municipales: « C’est le dernier mandat pour le climat »!  Seraient -ils, eux aussi, contaminés par le simplisme du discours politique ambiant? A suivre, chers amis…

Jeunes….débrouillez vous!

Le constat est connu. Il est terrible, accablant. De plus en plus de jeunes connaissent la précarité, s’enfoncent dans la pauvreté et perdent confiance en leur propre avenir. Jeunes salariés qui se retrouvent sans emploi notamment du fait des conséquences de la crise sanitaire, et n’ont pas droit faute d’un temps de cotisation suffisant aux allocations chômage. Jeunes à la recherche d’un premier emploi et qui n’ont droit à rien. Étudiants dont la situation s’est fortement détériorée depuis un an: perte de revenus due à la disparition des « petits boulots »  qui leur permettaient par exemple de payer leur logement, leur nourriture, difficultés à suivre les cours donnés en distanciel avec des risques importants de « décrochage », voire d’abandon des études, quasi impossibilité de faire les stages par ailleurs obligatoires, compte tenu de l’insuffisance de l’offre, solitude, et pour certains désespérance qui peut les conduire au pire.

Mais me direz vous, des mesures ont été prises par le gouvernement et les institutions concernées. De fait sous la pression des associations étudiantes, de syndicats et formations politiques, mais aussi et peut-être surtout hélas, devant l’émotion produite par des tentatives de suicide et par les images d’étudiants de plus en plus nombreux à s’adresser aux associations d’aide alimentaires, telles que les Restos du Cœur, des mesures ont été prises: repas à 1 euro, création de quelques milliers de postes de « moniteurs », gel des frais d’inscription pour la prochaine rentrée universitaire, et ouverture des universités…un jour par semaine (sic!).  Que penser de ces mesures?

L’accès aux cours? Sa limitation dans le meilleur des cas à un jour par semaine est affligeante et méprisante pour les étudiants et leurs professeurs. Chacun sait que rien ne peut remplacer les cours en présentiel, que pour un étudiant, les échanges avec ses camarades et les enseignements sont vitaux. Par ailleurs il est tout à fait possible – ce que nous expliquent nombre d’enseignants et de responsables universitaires-  de rouvrir dès maintenant les universités, avec des modalités d’organisation des cours appropriées. C’est non seulement possible, c’est essentiel: ayons à l’esprit que nombre d’enseignants n’ont jamais rencontré leurs étudiants depuis la rentrée universitaire de 2020! Euh..petite question: les ministres qui ont des enfants étudiants..ils en pensent quoi?

L’accompagnement des étudiants? Les cellules d’écoute, de soutien, d’appui aux étudiants, trop peu nombreuses,  sont débordées de demandes. Certes le gouvernement a mis en place un système de chèque de soutien psychologique, permettant de consulter un psychologue ou un psychiatre de la médecine de ville et de suivre des soins. Mais dans une grande ville universitaire telle que LYON, il n’existe pas de bureaux d’aide psychologique universitaires (BAPU)!

Les aides financières? En dehors de « secours » que peuvent délivrer les CROUS sous certaines conditions et en dehors d’aides ponctuelles que proposent certaines municipalités et  associations, rien, quasiment rien. Nous touchons là une question de fond: que chacun se débrouille!

A cet égard, le débat actuel sur la création d’un RSA jeunes est éclairant. Le refus du gouvernement et du Président de la République de créer une allocation pour les jeunes de moins de 25 ans qui n’ont pas droit au RSA n’est pas d’abord motivé par une raison budgétaire. Ce refus est idéologique: pour nos dirigeants et au delà pour tout ce que notre pays compte de conservateurs, seul le travail est source légitime de revenus. Pour eux,  la solidarité, qu’ils appellent « assistance », n’incite pas à chercher du travail. Cette position idéologique mérite d’être questionnée, tant ses conséquences sociales, politiques mais aussi à terme démocratiques sont importantes.

Rappelons quelques réalités:

  • la pénurie d’emplois: aujourd’hui, et probablement hélas pour une longue période, l’offre d’emplois est insuffisante pour répondre positivement à l’ensemble des recherches d’emplois.

 

  • les revenus tels que le RSA sources de paresse? Il est fréquent d’entendre cette affirmation selon laquelle des personnes préfèrent vivre des revenus sociaux plutôt que rechercher un  travail Outre le mépris d’une telle affirmation envers les chômeurs et en particulier envers les jeunes,  il se trouve qu’elle est contredite par les études conduites à ce sujet (cf.articles récurrents sur cette question en particulier dans le mensuel Alternatives économiques) et tout simplement par la réalité quotidienne des demandeurs d’emplois. Ainsi que l’écrit Gilles Raveaud dans son ouvrage « Économie, on n’a pas tout essayé »  (éd. du Seuil, 2018) sur la moins-disante concurrence entre le RSA et le Smic: « L’argument est connu: il faudrait éviter que le RSA ne soit trop proche du Smic, sans quoi cela découragerait les pauvres de chercher du travail. Or cet argument oublie que vivre avec le Smic est déjà extraordinairement difficile, et que la grande majorité des personnes pauvres cherchent activement du travail. Et il leur est difficile  de la faire efficacement, car cette activité est très coûteuse (garde d’enfants, frais de déplacements..)« . Gilles Raveaud met ici le doigt sur une réalité rarement prise en compte: rechercher du travail demande un minimum de ressources!

 

  • L’absence d’un minimum de revenus pour les jeunes qui en ont besoin leur interdit toute réelle autonomie,  les enferme dans une vie sociale étriquée, limite leurs possibilités de sorties avec les amis, leur accès aux spectacles, et constitue un facteur important de fragilité personnelle.

Tout cela est connu, y compris de nos dirigeants!  Dès lors, pourquoi leur refus de permettre aux jeunes d’accéder à un minimum d’autonomie financière par la mise en place d’une allocation spécifique?

De mon point de vue cette position est la traduction d’une idéologie selon laquelle chacun mérite ce qu’il a, compte tenu de son parcours, de sa formation, de ses efforts personnels. Cette idéologie du « mérite individuel » fait fi de tout ce que les sciences sociales nous ont appris sur l’ensemble des facteurs, conditions, situations, réseaux qui jouent un rôle majeur dans la construction des parcours individuels, dans la connaissance et la maitrise des codes sociaux, dans la capacité à se saisir des opportunités et cela indépendamment du « mérite personnel ».

Cette idéologie qui de fait renvoie l’individu à lui-même, à sa solitude, est une idéologie du mépris. Mépris pour celles et ceux qui ne possèdent ni patrimoine familial, ni garanties financières, ni réseau social pourtant indispensable à la connaissance des bonnes « portes » et à celle des codes permettant de les ouvrir.

Certes il existe quelques exceptions, et les responsables politiques ainsi que les médias ne tariront pas d’éloge sur la réussite « exceptionnelle » d’un jeune  qui a réussi un parcours « brillant » auquel son origine, géographique et sociale, son « milieu » (sic) ne le destinaient en rien! Et cette réussite individuelle sera montée en épingle pour illustrer cette idéologie de l’effort personnel capable d’ouvrir  toutes les portes. Hélas, une étude récente publiée le 19 janvier par l’Institut des politiques publiques.montre que les grandes écoles restent aujourd’hui très sélectives socialement « largement fermées aux étudiants issus de milieux sociaux défavorisés », les femmes « y demeurent sous-représentées » et « la part des étudiants non-franciliens n’a pas progressé » .

Cette idéologie qui « sacre » l’individu  – je reviendrai ultérieurement sur les dégâts de l’individualisation de notre société – conduit à un déni de justice. Elle utilise habilement la rhétorique de « l’égalité des chances », expression dont il conviendrait de questionner l’usage tant ce dernier masque en réalité l’inégalité des conditions sociales.

Enfin cette idéologie consacre la compétition comme moyen et  « l’excellence » comme but ultime de toute formation et de tout parcours. Il faut sans cesse être le meilleur et ce en tous domaines, quels qu’en soient les coûts individuels (burnout),sociaux (chômage) mais aussi politiques (révoltes type gilets jaunes) et démocratiques, avec l’élargissement du divorce civique et la tentation  des partis populistes. J’aborderai ces derniers points, majeurs, en particulier ce qui conduit à la lente désagrégation de notre démocratie, lors de prochains articles.

Quelques propositions pour permettre aux jeunes, à tous les jeunes, d’être réellement acteurs de leur vie et de notre vie collective.

Le constat dressé ci-dessus est sombre. Par sa dureté même il appelle la formulation et la mise en œuvre de nouvelles orientations, de nouvelles perspectives.

Dans l’immédiat:

  • garantir un niveau de ressources aux jeunes à la recherche d’emploi, en formation, étudiants, leur permettant de se loger, se nourrir, étudier et vivre décemment. Saluons à ce propos la décision de la Métropole de Lyon de mettre en place un Revenu solidarité jeunes  pour les 18 – 24 ans qui ne peuvent prétendre aujourd’hui au au RSA et ne bénéficient pas d’aides par ailleurs telles que celles du CROUS. Pour Bruno Bernard, Président de la Métropole, il s’agit »d’un dispositif pour combler les trous. Notre but est d’aider les jeunes les plus précaires à passer ce cap en les accompagnant vers les dispositifs d’insertion. Aujourd’hui,  22, 6% des jeunes de la Métropole vivent en dessous du seuil de pauvreté ». Cette initiative de la Métropole de Lyon devrait inspirer le gouvernement pour que  chaque jeune de notre pays ait droit à des conditions d’existence décentes. Le montant d’un « revenu jeune », ses bénéficiaires potentiels, ses conditions d’attribution sont certes à définir dans le cadre d’une concertation entre les instances concernées et avec l’appui de spécialistes de ces questions. Toutefois, les nombreux travaux d’ores et déjà existants ainsi que l’urgence devraient conduire à instaurer  ce Revenu solidarité jeunes au plus vite

 

  • Ouvrir les universités: l’année universitaire est certes bien avancée, mais cela ne  doit pas être une raison pour refuser l’ouverture tant attendue des universités. Cela nécessitera un peu d’imagination, des changements d’organisation pour que cette ouverture soit compatible avec les respect des règles imposées par la situation sanitaire. Mais madame Vidal, Ministre de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation le doit aux étudiants et aux enseignants. Par respect, mais aussi par obligation de maintenir ouverts et toujours accessibles ces grands services publics que sont nos universités.

A court et moyen terme repenser et réformer les services publics qui à un moment ou à un autre jouent un rôle majeur dans l’éveil, la socialisation,  l’éducation, la formation des jeunes:

  • En premier lieu les services de la petite enfance. Alors qu’il se préparait en vue de l’élection présidentielle de 2012 – dont il fut hélas écarté de par sa propre perversité – Dominique Strauss-khan avait proposé la création d’un vrai Service Public de la petite enfance. Cette proposition demeure d’une grande actualité. Car si tout ne se joue pas nécessairement avant six ans, nous savons combien ses premiers mois et ses premières années vont conditionner l’avenir d’un enfant et ses formes de socialisation. Existence de crèches sur l’ensemble du territoire, services d’accueil et de conseils aux parents, équipements de santé…un beau programme, pas si difficile!

 

  • Viennent ensuite les Services publics d’éducation, dont nous savons qu’ils doivent être profondément réformés pour que l’école, loin de reproduire les inégalités sociales, ce à quoi elle contribue encore largement, soit au contraire  un lieu majeur de réduction de ces inégalités en ayant pour objectif certes de permettre à chaque élève d’acquérir outre une réelle maitrise des savoirs fondamentaux, une réelle capacité d’analyse et de  jugement (un aspect majeur de la formation),  mais aussi de pouvoir développer ses propres dons quel qu’en soit le domaine. Encore aujourd’hui notre système scolaire, dont il est convenu de dire qu’il est bon pour les bons élèves, éprouve beaucoup de difficultés à reconnaitre et favoriser l’expression de talents et le développement de connaissances autres que ceux consacrés depuis des décennies comme majeures. Et de ce fait notre système scolaire forme des hémiplégiques! Changer l’école est certes compliqué. Les conservatismes ne sont pas que du côté des conservateurs et le syndicalisme a beaucoup à faire pour devenir force de proposition pour changer l’école au profit d’abord des élèves (je reviendrai dans un autre article sur le rôle aujourd’hui du syndicalisme). Mais ne s’agit-il pas  là aussi d’un beau chantier, à construire pierre par pierre? Diminuer le nombre d’élèves par classe doit  être un chantier poursuivi et amplifié, qui ne doit pas se limiter au primaire. Trop de collèges et de lycées ont des classes surchargées. La question des programmes et des horaires de travail intellectuel imposés aux élèves ne doivent plus être des questions taboues, tout comme la question de la répartition sur l’année du calendrier scolaire.Place doit être faite aux travaux manuels et à l’expression artistique. Chaque lycée ne devrait-il pas avoir outre un gymnase, un auditorium?

 

  • Les services publics d’orientation, les services et associations d’accompagnement vers l’emploi ont aussi un rôle majeur. Portés à bout de bras par des salariés très impliqués, ils manquent cruellement de moyens  à l’instar des Missions locales. C’est aussi le cas de l’aide à l’orientation pour les lycéens et futurs étudiants trop souvent seuls pour « se débrouiller » dans le maquis des offres de formation et des conditions d’accès à ces formations. En l’absence d’un réel service public d’orientation compétent et accessible, une procédure telle que « Parcoursup » est hautement sélective. Que l’on ne s’y trompe pas, le « capital culturel » des familles est ici déterminant et seul un Service public digne de ce nom, doté de fortes compétences, de personnel qualifiés, et largement accessible peut aider à compenser au moins pour partie, le handicap des jeunes issues des couches populaires. Une anecdote significative: récemment un responsable de « salons étudiants » regrettait que l’absence cette année de ces salons pour cause de pandémie était fort préjudiciable aux  étudiants en recherche d’orientation.Il a probablement raison, mais il est triste que ces « salons » (le terme serait à questionner en ce qu’il recèle de connotations, laissant entendre qu’il y a un « marché » de la formation – tout s’achète, tout se vend -) se soient progressivement substitués au Service public.

 

  • L’accès aux pratiques culturelles: il s’agit d’un point majeur alors même que dans notre pays  il est traité à la marge. Quelle est aujourd’hui la place donnée au sein des établissements scolaires aux enseignements artistiques et aux pratiques d’une discipline, quelle qu’elle soit: musique, chant, théatre, arts plastiques? Ce traitement « à la marge » de l’accès aux pratiques culturelles est d’autant plus regrettable que la pratique d’une discipline, outre la confiance en soi et le plaisir qu’elle donne au pratiquant, est synonyme d’ouverture, de découverte de personnes et de milieux différents. Nous le savons: la pratique d’une discipline culturelle peut entrainer des coûts élevés, ce qui est à même de constituer un obstacle pour les enfants des familles modestes. Certes et heureusement de nombreuses municipalités développent une offre culturelle importante, c’est le cas par exemple de la ville de Vaulx-en-Velin où, pour une somme modique les enfants ont accès aux pratiques de la musique de la danse. Mais ces belles initiatives ne sauraient servir de prétexte au trop faible engagement de l’État!

D’autres pistes, d’autres domaines sont probablement à explorer pour  que les jeunes de notre pays, et en particulier ceux issus de familles modestes puissent s’épanouir, trouver leur chemin. Il ne s’agit pas de faire à leur place, il ne s’agit en rien de minimiser les efforts auxquels chacune et chacun doit consentir pour « grandir », se former, s’affirmer, devenir citoyen, il s’agit simplement de réduire autant que possible ce qui est source d’inégalités, ce qui , quels que soient les efforts fournis, s’oppose  à la réussite personnelle, professionnelle et sociale de trop nombreux jeunes.

Dans cet article, j’ai proposé quelques analyses, attiré l’attention sur l’urgence d’un revenu décent pour les jeunes, proposé de repenser les Services publics en les interrogeant au regard de leur rôle..amis lecteurs  à vous de réagir, de critiquer, de compléter, de proposer. D’importantes échéances électorales approchent: élections départementales, régionales et élection présidentielle. Et si nous mettions ensemble les questions que nous pose aujourd’hui la situation de la jeunesse  au cœur de ces campagnes?

 

 

 

 

 

Retour sur l’impératif du questionnement

Le titre que j’ai choisi pour mon blog ne doit rien au hasard. Pour moi, le questionnement est au principe même de toute action, quel que soit son domaine: économique, social, politique, culturel. Il me revient un souvenir. Cela se passait à la fin des années 90. Nous étions quelques uns à débattre du rôle du Politique. Je me hasarde à dire que pour moi le rôle premier du Politique est d’abord de s’interroger, d’interroger ce qui l’entoure, de chercher à comprendre les situations, les enjeux, bref, de savoir poser les bonnes questions. Pas du tout me rétorque, sur de lui, un jeune militant frais émoulu de Sciences Po (Paris, s’il vous plait!). Il poursuit sur un ton qui excluait toute réplique: « le rôle du Politique est d’agir, de résoudre les problèmes ». On ne saurait exprimer plus forte lapalissade! Agir, certes. Mais comment, pour qui, avec quels objectifs? Michel Rocard avait cette formule: « Agir, mais agir juste! », en d’autres termes agir avec efficacité et justice.  Résoudre les problèmes..oh que oui..mais au fait, quels problèmes? Comment estime t’on que quelque chose, une situation,  constituent  des problèmes? Qui en décide, qui caractérise le ou les dit(s) problème(s)?

Ce jeune émoulu de Science Po eut une carrière brillante, occupant, selon les alternances politiques, postes de direction au sein de cabinets ministériels et au sein de grands groupes publics..Je suppose qu’il a du se poser des questions, et des questions difficiles, au vu des postes qu’il a occupés. Encore que…les échecs terribles de la gauche au pouvoir, ce qui par ailleurs lui vaut un profond rejet de la part des électeurs, ne seraient-ils pas dus à son incapacité  à questionner le réel, à interroger les processus qui conduisent ici au décrochage scolaire, là à la pauvreté, ailleurs au chômage, et partout à la désillusion? N’y aurait-il pas ici également un effet du changement de profils des responsables politiques, les technocrates issus des grandes écoles, les hauts fonctionnaires membres de grands corps de l’État occupant désormais non seulement des postes d’influence, mais aussi et de plus en plus des postes de décision (voir à ce propos mon article sur « le Plan, le Retour? »)?

Au questionnement nécessairement déstabilisant (je me souviendrai longtemps de la négation par des gens de gauche de l’émergence dans les années 80 des « travailleurs pauvres », alors même que F.Mitterrand était à la Présidence de la République), ces responsables « politiques » préfèrent l’invention, sans cesse renouvelée, « d’outils », de « procédures », de « financements adaptés ».. IL faut agir, disent ils, être efficaces, et que cela se voit. Ils inventent des tableaux de bord, des instruments de mesure, comme le tout récent baromètre de l’action publique (sic)..à se demander si leurs cerveaux ne sont pas devenu des tableaux excel!

Quelle énergie gaspillée alors même que nous avons effectivement besoin de connaissances, non de chiffres globaux, non de moyennes, mais de connaissances fines et territorialisées des réalités sociales, connaissances qui nous permettront de poser les bonnes questions pour ensuite agir et agir juste.

Nombre de ces connaissances existent et sont disponibles, soit auprès d’organismes publics tels que l’INSEE, la DARES (service d’études du ministère du travail), d’institutions indépendantes telles que l’Observatoire des inégalités, la Fondation Abbé Pierre, d’associations locales de développement…Encore faut-il avoir la modestie de reconnaitre que l’on ne sait pas tout, que beaucoup d’affirmations, voire de certitudes parfois affichées pour justifier telle ou telle politique, telle ou telle mesure, sont souvent incomplètes, partielles, voire obsolètes et ce qui est plus grave parfois erronées (ainsi de l’affirmation selon laquelle les minima sociaux seraient des obstacles à la recherche d’emplois, affirmation démentie par les études réalisées sur ce sujet).

Oui interroger le réel, sans cesse, comprendre tout à la fois sa robustesse (les faits sont têtus dit le proverbe) et ses failles, sa complexité, ses pesanteurs et  ses ressources, se débarrasser des réponses préétablies, des recettes, en d’autres termes des approches idéologiques (au sens réducteur du terme), prendre le temps du questionnement pour construire le savoir indispensable à l’action, et ce dans le cadre d’échanges auxquels vous êtes invités, avec ce blog, à participer.

Le « Plan », le retour ?

Alors même que l’idée de « Plan » était pour le moins devenue désuète, plusieurs voix se sont fait entendre récemment en faveur du retour d’une institution susceptible d’éclairer les grands choix des politiques publiques, de « penser le temps long », pour reprendre l’expression de Christian Chavagneux. Dans une tribune publiée par le journal « Le Monde », Philippe Mioche pose la question : « Afin de préparer l’après-crise, pourquoi ne pas penser aussi à la planification à la française ? »

La soudaineté et la violence de la pandémie qui nous frappe sont à la source de nombreuses questions et en particulier de celles-ci : « Mais comment n’a-t-on rien vu venir ? Pourquoi somme nous si démunis ? Comment se fait-il que notre système de soins,  en particulier de soins d’urgence et de réanimation, soit si fragile ? Pourquoi manquons-nous de stocks de médicaments indispensables, de masques, de gels hydro-alcooliques, etc. ? »

Peu à peu, des informations nous parviennent. Les risques de nouvelles pandémies étaient connus. Les Etats en avaient été informés. Alors ? Pourquoi ?

Désarmés devant la pandémie, nous le  sommes  quant à l’après : repartir comme avant, comme si rien ne s’était passé ? Changer de mode de développement, de modes de vie ? Ces changements seront-ils imposés ? Choisis ? Profonds ou à la marge ? Avec quelles conséquences mais aussi quelles potentialités ? Autant de questions aujourd’hui sans réponses…

Comment en sommes-nous arrivés là ?

En 1993 le nouveau gouvernement décide de ne pas mettre en œuvre le XIème plan, préparé comme les précédents par un ensemble de commissions de travail sous la coordination du Commissariat général du Plan.

Significative du déclin du Plan entamé depuis plusieurs années, cette décision signe la fin d’une période où le Politique prétendait « avoir la main » sur l’avenir ou pour le moins cherchait à produire des politiques réductrices d’incertitude.

Dans le droit fil des politiques de dérégulation initiées à partir des années 1980, un processus régulier de contraction de l’Etat, de ses moyens, est mis en œuvre. Il convient d’alléger, voire de supprimer tout ce qui peut nuire à la compétitivité des entreprises (normes, charges, fiscalité). L’augmentation de cette compétitivité devient obsessionnelle au point que l’horizon  des décideurs devient de plus en plus court-termiste. Ils ont les yeux rivés sur des indicateurs au mieux trimestriels. L’objectif n’est plus de chercher à voir loin, mais d’adapter, quoi qu’il en coute, l’appareil de production aux « exigences du marché ».

Comme il est « d’adapter » le secteur et les services publics, en d’autres termes de réduire leur format. Ne soyons pas manichéens, les réformes des services publics pouvaient aussi avoir pour but d’améliorer leur fonctionnement, mais ces réformes étaient quasiment toujours autant de  prétextes pour réduire le « coût » de ces services, en particulier par le biais de « regroupement » de services.

Ces années se caractérisent par la fermeture de services publics dans les villages et petites villes : écoles, maternités, perceptions, bureaux de postes ; par des restructurations  ministérielles et notamment par une restructuration massive du ministère des armées en 1992, qui conduira à la suppression d’une centaine de lieux d’implantation d’unités militaires. Cette restructuration dont la présente note n’a pas à juger du bienfondé, contribuera de fait à fragiliser encore plus  des territoires déjà fragiles  tels que la Picardie ou la région de Cherbourg.

Ces fermetures et restructurations se font sans qu’il n’y ait eu  préalablement de réel travail de réflexion sur leur impact à court et moyen terme pour les populations et sur l’avenir des territoires concernés. Aucune anticipation. Aucun travail prospectif. L’heure n’est plus à penser l’avenir, mais à « gérer » (quel affreux verbe !) l’immédiat. Et  l’on verra fleurir, dans l’urgence,  des plans de « reconversion » qui resteront très souvent des coquilles vides.

Il n’est pas anodin de noter que dans la même période s’amorce et se développe une décrue des moyens intellectuels des ministères, notamment de leurs services d’étude qui avaient connu à partir des années 1970 un fort développement, notamment dans les services déconcentrés. Producteurs de données, d’études locales, ils allaient peu à peu être délaissés au profit d’une nouvelle profession, celle des « consultants », l’Etat abandonnant ainsi progressivement ses propres outils de connaissance des populations et territoires.

La réforme du Recensement général de la population, décidée en 2002, qui se traduira par une diminution de la finesse et  de la qualité des données recueillies en est un bel exemple, Ces diminutions des moyens d’étude et de connaissance se développent alors même que notre pays connait de fortes secousses et mutations avec notamment :

  • la restructuration de pans entiers de l’industrie, en particulier de la sidérurgie (perte de centaines de milliers d‘emplois, déstructuration de territoires), l’évolution de l’appareil de production agricole et agro-alimentaire : diminution du nombre d’exploitations, avec des suppressions d’emplois moins spectaculaires que dans l’industrie parce qu’éparpillées sur le territoire, mais qui contribuent à la dévitalisation de territoires ruraux
  • l’accélération du phénomène de « métropolisation »
  • le développement de crises urbaines : détérioration des cités bâties à partir  des années 1960, sous-emploi, ségrégations urbaines, tensions sociales, violences.

Les années 1980 sont également celles où s’amorcent des évolutions significatives des structures politiques et des modalités d’exercice du pouvoir.

Les lois de décentralisation (1982) vont se concrétiser par la création des Régions, qui bénéficieront d’ailleurs plus de transfert de compétences que d’un réel pouvoir, et par un retrait progressif de l’Etat notamment dans les domaines de l’aménagement et du développement des territoires  (l’évolution de la DATAR en est un symbole).

Si les nouvelles Régions gagnent en relative autonomie de choix de leurs objectifs d’investissement et de développement, le tout en concertation avec l’Etat dans le cadre des « Contrats de plan», la décentralisation, telle qu’elle est conduite, l’abandon du XIème plan, l’affaiblissement des structures d’études au niveau des administrations centrales et la grande faiblesse (à quelques exceptions près) des services d’études régionaux  de l’Etat vont conduire à une méconnaissance de plus en plus grande de l’évolution des territoires et des populations par l’administration centrale  qui se contentera désormais du suivi de  quelques indicateurs agrégés au niveau national.

Une autre évolution va affaiblir la connaissance de l’évolution globale de notre société tout en favorisant une mise en concurrence des territoires locaux, celle de l’émergence des politiques contractuelles

Créées en 1974 sous l’égide de la DATAR, les « contrats de pays » vont être préfigurateurs de toute une gamme de politiques et procédures dites contractuelles. Ces contrats, établis entre un territoire et l’Etat ou une Région, définiront un ensemble d’objectifs et de moyens, notamment financiers, que les parties prenantes s’engageront à mettre en œuvre.

Séduisants par leur relative souplesse et par leur capacité à mieux prendre en compte, à priori, les réalités locales, ces contrats seront tout autant porteurs de fractionnement des territoires,  d’inégalités de traitement, y compris pour des raisons électoralistes, et de saupoudrages budgétaires. Par ailleurs, l’idéologie de la compétitivité s’étant imposée à tous les niveaux de l’Etat, ils vont ouvrir la voie aux politiques dites de « marketing territorial » qui vont ni plus ni moins mettre en concurrence les territoires.

Ces politiques contractuelles auraient pu conduire les responsables des administrations centrales à mieux prendre en compte les spécificités des territoires, à affiner leurs connaissances de l’évolution de notre société, en particulier en interrogeant les processus de différenciation sociale,  territoriale, culturelle, et en s’interrogeant sur les conséquences à moyen terme de ces évolutions,  bref à faire un minimum de prospective, ce qui ne fut pas le cas.

Autre constat : la décentralisation, telle qu’elle a été opérée ainsi que la contractualisation de « politiques publiques » s’inscrivent  dans un lent processus de dépolitisation de l’action publique, auquel elles contribuent. En d’autres termes quelque peu simplificateurs (cette question mériterait une étude approfondie) à partir des années 1980, l’invention et la gestion de multiples procédures ont progressivement pris le pas sur la recherche des processus aptes à atteindre un objectif donné. Pour prendre un exemple d’actualité, de multiples procédures dites d’aide aux entreprises ont été conçues, sans jamais s’assurer ni de leur pertinence ni de leur efficacité. Elles se sont substituées à ce qui aurait pu, du, être une

réelle politique économique, quel que soit le secteur : industrie, agriculture, etc. Nous avons assisté à une inflation de procédures dans tous les domaines de la vie sociale, économique, culturelle. Cela s’est traduit par l’édiction de critères dont le respect est devenu le sésame pour avoir accès à telle ou telle aide. Ainsi l’accès à certaines aides aux entreprises ont elle été conditionnées à de stricts critères quantitatifs tels que la taille de l’entreprise, son nombre de salariés, indépendamment de l’utilité économique et sociale de la dite entreprise, de sa politique sociale et salariale, de sa participation au développement local, de son impact environnemental. Les premiers critères sont d’ordre strictement technique, les seconds d’ordre politique !

Cette « dépolitisation » est concomitante d’un changement progressif du profil des décideurs politiques. De moins en moins issus de la sphère du « travail », et donc sans aucune connaissance concrète, vécue, sensible,  du « monde du travail », de l’entreprise,  (beaucoup n’ont jamais exercé de réel métier), ils n’ont pour la plupart d’entre eux  jamais « milité » au sein d’une organisation politique ou syndicale.  De moins en moins issus de la sphère politique locale, beaucoup d’entre eux ne  se sont jamais confrontés au suffrage universel et par voie de  conséquence n’ont jamais exercé de responsabilités politiques locales les mettant en rapport direct avec la population. Leurs parcours sont similaires : Sciences po, ENA, HEC…puis cabinets ministériels. De par leur parcours ils sont formatés à devenir des « gestionnaires », des « manageurs ». Inventer et gérer des procédures est au cœur de leur savoir-faire. Certains d’être « les meilleurs », de constituer l’élite de la nation, ils sont sourds à toute contestation de leurs pratiques, contestation qu’ils rejettent souvent avec  dédain, voire mépris.

Tout comme ils sont rétifs à toute évaluation réelle des politiques mises en œuvre ; pour eux la seule évaluation utile, acceptable est en réalité l’évaluation comptable, beaucoup plus proche de « l’audit » que des processus réels d’évaluation des politiques publiques, tels que le gouvernement de Michel Rocard avait ambitionné de les développer et qui seront progressivement marginalisés puis abandonnés.

Surs de leurs « savoirs », enfermés  dans des pratiques de « gestion » court-termistes, ils sont insensibles aux très nombreux travaux de chercheurs, d’universitaires qui sont autant d’apports de connaissance et d’alertes sur notre société, sur les évolutions en cours, sur les fractures sociales et territoriales, etc. Comment expliquer, sinon, leur dédain pour le rapport publié par l’IGA (Inspection générale de l’administration) en 2005 ? Evoquant l’apparition  d’un « nouveau virus humain particulièrement virulent », ce rapport pronostiquait le déclenchement d’une « crise d’une exceptionnelle gravité », « par son ampleur, la rapidité de sa propagation, la perturbation généralisée qu’elle engendrerait ».

Les auteurs de ce rapport ne pensaient peut-être pas si bien prédire ce que nous vivons !

Quelles leçons tirer de tout cela ?

La belle opportunité de cette crise sanitaire

Constat : en quelques semaines des dogmes, des certitudes ont été ébranlés. Foin de la rigueur budgétaire, du respect des règles européennes, la dette s’envole. Le court-termisme fait l’objet de vives critiques. Les services publics, perçus comme des charges au mieux nécessaires,  sont plébiscités. Des réformes jugées incontournables, réforme des régimes de  retraite, du système d’indemnisation du chômage, sont mises de côté. Des métiers dévalorisés, mal rémunérés, souvent déconsidérés dans les domaines de la santé, de l’enseignement, des services à la personne, des services publics du quotidien, apparaissent essentiels.

Et surtout de nombreuses questions surgissent. Sauf à être dans le déni  nul ne peut aujourd’hui esquiver ces questions qui concernent des domaines certes divers, mais qui  toutes interrogent sur ce que sera notre monde demain, et sur nos capacités à changer le cours des choses.

Question des Services publics, dont on rappellera qu’ils ont pour mission de garantir à chacun, quels que soient sa situation sociale, son lieu d’existence, un accès réel aux biens vitaux et aux droits fondamentaux dans des domaines tels que le logement, la santé, l’éducation, la nourriture, le travail, la justice, l’environnement… (en cela les métiers des services publics ne sont pas des métiers comme les autres, mais c’est une autre question sur laquelle il  conviendrait de revenir).

Outre les réponses urgentes à apporter au vu des carences que chacun a pu constater, en particulier dans le secteur de l’hôpital public, des Ehpad, mais aussi de l’Education, des transports.. il convient d’interroger ce que devront être à l’avenir les services publics pour répondre aux évolutions des besoins, des attentes des usagers et à celles des personnels. Quelles missions avec quelles priorités, définies comment et avec qui ? Quels métiers pour ces services publics du futur ? Quelles implantations  territoriales? Quelle organisation interne, avec quelle implication des personnels ? Quelle relation avec les usagers ? Traiter ces questions impose à l’évidence de le faire en rapport avec les évolutions de notre société : évolutions possibles, probables, souhaitables ? En premier lieu avec les évolutions  du travail

Quel travail demain ?

La crise due au COVID-19 a mis en lumière des questions qui sourdent depuis longtemps : celles des conditions et des modalités de travail, tout comme celles de l’utilité et du sens  du travail. Quelles seront les évolutions pour les années à venir ? La mise en lumière de la dureté de nombreux métiers (santé, services à la personne, services du quotidien..) et plus largement de la « pression » qui s’exerce sur de très nombreux salariés va -t-elle conduire à la prise de conscience de la nécessité de réels changements que ce soit dans les conditions d’exercice, d’ organisation, de rythmes  et de temps de travail…ou bien n’y aura-t-il que des aménagements «  à la marge » ?

Cette crise a aussi révélé de fortes contradictions dont il conviendra de suivre les évolutions dans les années à venir :

Celle liée aux potentialités offertes par les nouvelles technologies et en particulier par le télétravail : bien que porteur de risques réels de nouvelles formes d’assujettissement du salarié, le télétravail a aussi brisé des rapports hiérarchiques traditionnels, a révélé les capacités d’autonomie des salariés et montré que leur présence constante au sein de l’entreprise n’était pas toujours nécessaire, ce qui a de fortes incidences sur « la mobilité ».

Contradiction autour de la question du temps de travail. L’explosion du chômage dans les mois et peut-être années à venir est-elle tenable avec le maintien de la réglementation actuelle relative à la durée du travail ?

Contradiction entre l’aspiration des salariés à un travail intéressant et le développement d’emplois peu gratifiants, monotones aux tâches répétitives, le nouveau « travail à la chaine » évoqué par certains (métiers de la logistique,  caissier-e-s,..)

Contradiction entre l’aspiration à un travail utile (un travail peut être intéressant mais complétement inutile de par la finalité à laquelle il concourt) et le sentiment de la futilité des tâches à accomplir

Contradiction entre le niveau de formation/qualification de fait de plus en plus demandé aux jeunes salariés et le peu de reconnaissance ou d’usage de ces qualifications par la suite

En d’autres termes, comment évoluera, dans les années à venir, le rapport entre les aspirations des salariés (conditions de travail, autonomie, temps de travail, intérêt et utilité du travail) et l’offre d’emplois et de travail ? Les disparités existantes aujourd’hui entre secteurs professionnels, entre métiers ne risquent-elles pas de s’accentuer ? De nouvelles inégalités, discriminations, liées entre autre au développement du numérique, apparaitre ?

On le voit : appréhender la question du travail en l’interrogeant de façon prospective conduira à poser des questions qui ont à voir avec les choix d’activité à développer ou à diminuer, voire supprimer, et donc avec les choix de politique de production de biens et de services, avec les choix d’organisation de la production, du travail, de la place des salariés et de celle de la négociation sociale, mais aussi avec des choix en matière de localisation des activités, d’urbanisation, d’organisation des territoires, tout cela étant en rapport étroit avec la question de la lutte contre le changement climatique et de la nécessaire préservation de l’environnement.

Quelles productions de biens et de services demains ?

Pour Edgar Morin, « une nouvelle voie politique-écologique-économique-sociale…associerait les termes contradictoires : « mondialisation » (pour tout ce qui est coopération) et « démondialisation » (pour établir une autonomie vivrière sanitaire et sauver les territoires de la désertification); « croissance » (de l’économie des besoins essentiels, du durable, de l’agriculture fermière ou bio) et « décroissance » (de l’économie du frivole, de l’illusoire, du jetable), « développement » (de tout ce qui produit bien-être, santé, liberté) et « enveloppement » (dans les solidarités communautaires) ».

Si le terme « croissance » pose question (assimilé qu’il est à une recherche constante d’augmentation quantitative des biens produits, indépendamment de leur utilité, de l’aspect qualitatif et des externalités négatives), la proposition d’Edgar Morin est intéressante pour construire une approche prospective des besoins en bien et services pour le temps long ; elle invite à distinguer ce qui sera nécessaire, voire indispensable de ce qui sera inutile, futile, voire néfaste, et ce au regard des impératifs d’un monde meilleur.

Si l’exercice est aisé pour l’énergie où il s’agira à la fois de décider de supprimer tout recours aux énergies fossiles, et d’investir massivement dans de nouvelles sources d’énergie renouvelables, il est plus complexe pour l’industrie qui présente des secteurs à redévelopper, pour partie à relocaliser, tels que les filières textile/habillement, électronique, des secteurs à transformer profondément, tel que celui de la conception et production de moyens de transports, voir à supprimer.

Pour d’autres, tels que l’agriculture et l’agroalimentaire, les choix seront dictés par  la double nécessité de garantir une alimentation  saine ainsi que l’autonomie alimentaire, et une agriculture viable. L’impératif de santé publique conduira les choix en matière de  recherche et de fabrication de médicaments (nécessité de reprendre la main sur la fabrication mais aussi sur les priorités de la recherche et de l’industrie pharmaceutique).

Pour tout secteur, il sera impératif de définir les besoins essentiels et de concevoir en conséquence les plans de développement, de transformation, voire de conversion  correspondant, ainsi que les politiques de coopération à développer, au niveau européen,  notamment dans le domaine de l’industrie, ou international, dans le domaine par exemple du soutien aux  organisations coopératives de producteurs (pour des produits tels que le café, le coton..), ce soutien intervenant par ailleurs en substitution au « libre-échange » actuel.

Enfin les choix qui présideront au développement, à la conversion ou à l’abandon de tel secteur, de telle production,  devront intégrer la dimension territoriale, êtes pensés en cohérence avec les politiques d’urbanisme, de localisation de l’habitat, des services, des activités, dans le cadre de politiques (nationales, régionales, locales), d’aménagement mais aussi de « ménagement » des territoires,  ménagement durable, condition d’un développement « soutenable ».

Quels territoires à vivre demain ?

Le confinement a fait ressortir l’importance du lieu et du cadre de vie quotidien : logement, proximité ou non d’espaces verts, de commerces, de services. Il a mis en lumière ce que l’on  connaissait déjà mais auquel on s’était habitué, à savoir les grandes inégalités en matière de logement, avec le  mal-logement de millions de salariés et de familles,  les grandes inégalités en terme de qualité des territoires de vie quotidienne ainsi que les conséquences humaines des inégalités socio-territoriales.

Ceci est flagrant pour ce qui concerne la maitrise du temps : alors que de nombreux salariés ont apprécié, quelles que soient par ailleurs les contraintes du télétravail, de ne plus avoir à perdre chaque jour un temps précieux dans les transports, d’autres et principalement ceux des services du quotidien (services à la personne, services urbains – nettoiement, collecte des déchets -, service de santé…) ont continué, qui plus est dans  des conditions sanitaires discutables, à subir des temps de transport souvent importants, compte tenu de l’éloignement entre leur lieu de vie et leur lieu de travail

De ces constats rapides, nous devons retenir la nécessité de penser de façon prospective les territoires à vivre de demain.

Les formes, rythmes et modalités de développement urbain, celui des métropoles en particulier, dont on nous dit qu’elles sont les lieux majeurs de création de richesses, sont-ils

inéluctables?   Qu’en sera-t-il dès lors des territoires en cours d’appauvrissement de pertes de population, d’emplois,  de services ?

Et pour ce qui concerne le développement urbain lui-même, et ce quelle que soit la taille de cet espace urbain, peut-il s’opérer en réduisant les inégalités sociales, territoriales, environnementales qui ont ces trente dernières années, accompagné ce développement ? Quelles transformations opérer ?

Quelle que soit la morphologie d’un territoire, qu’il soit urbain, péri-urbain, rural, densément ou peu peuplé, quels processus, quelles politiques envisager pour que ce territoire soit un réel lieu de vie, c’est à dire un lieu où se mélangent habitat, activités, services, espaces de rencontres de culture ? Pour que puisse y naitre, se développer de réels projets conçus avec et par ceux que l’on appelle les « acteurs locaux » ?

Des territoires à vivre qui participent à un ensemble plus vaste qu’ils contribueront à faire vivre et à enrichir dans le cadre de pratiques de coopération et non de concurrence avec les autres territoires. Il conviendrait à ce propos de faire pour le moins un bilan du fameux « marketing territorial » qui a conduit à mettre en concurrence les territoires entre eux, les villes entre elles, à dépenser dans  ce cadre des sommes importantes d’argent public pour réaliser des infrastructures, des équipements dont nombre se sont avérés inutiles !

Prendre en compte non seulement la dimension territoriale des politiques publiques mais aussi les territoires en tant que tels, en tant qu’ « actants », conduira à penser ensemble les questions de développement et d’aménagement, en d’autres termes à sortir de la dichotomie qui a existé à partir des années 1960 entre la DATAR et le Commissariat général du Plan, dichotomie qui avait en quelque sorte institutionnalisé au sein de l’Etat une forme de division du travail entre « les aménageurs » et « les penseurs ».

Penser ensemble ces questions nous parait essentiel pour orienter notre société vers une vie et   un développement soutenables, ce terme étant à préférer à développement durable ! Soutenable au sens où ce développement cessera d’épuiser la planète et veillera à ne pas prélever plus sur elle que ce qu’elle peut produire, soutenable pour les sociétés dont il conviendra de favoriser l’enrichissement et la vie collective (y compris la vie démocratique) et non l’éclatement, soutenable enfin, et n’est-ce pas là l’essentiel, pour les individus dont le travail, les capacités de création, l’intelligence pourront contribuer à enrichir la vie sociale. Un objectif de développement soutenable susceptible de redonner du sens à notre société.

Un objectif qui prendra en compte, dans toutes ses dimensions, l’impératif de lutte contre le changement climatique et pour la transition écologique

Quel environnement demain?

Les constats sont clairs. La question du changement climatique, une des  rares questions qui bénéficie d’un réel travail prospectif,  est devenue centrale. La prise de conscience qui s’est heureusement élargie, conduit à tenir ensemble deux objectifs : développer la lutte contre ce changement climatique (en priorité aller vers une économie dite « décarbonnée »)  et sans attendre développer des politiques d’adaptation à ce changement. Ainsi en est-il des politiques indispensables pour économiser l’usage de l’eau et lutter contre sa raréfaction, ce qui doit conduire à réduire les cultures fortes consommatrices d’eau (celle du  maïs par exemple) et plus largement à modifier sensiblement les pratiques culturales, à freiner la

course aux rendements,  à diminuer  l’artificialisation des sols, à développer les couvertures végétales, etc.

Atteindre ces deux objectifs impose de les inscrire dans le temps long, et de concevoir des politiques qui pourront effectivement être mises en place et suivies sur longue période : par exemple dans le domaine des moyens de transports, où du temps sera nécessaire pour concevoir et mettre en place de réelles alternatives aux modes actuels de transports. Cela milite fortement en faveur d’un retour d’une forme de planification.

Outre le fait d’imposer la nécessité de prendre en compte le temps long, l’objectif de lutter dès à présent contre les effets néfastes du changement climatique conduit à relier ce qui longtemps a été séparé, traité isolément. Ainsi en est-il par exemple des politiques à imaginer et à conduire pour faire baisser les températures en ville de plusieurs degrés en particulier lors de périodes de canicule, et qui imposent de concevoir en même temps : la conception des bâtiments (d’habitation et d’activité), leur disposition, la présence d’eau et la plantation d’arbres qui favorisent la circulation de l’air, la création de nombreux ilots de nature, la réalisation d’allées végétalisées en substitution aux allées bétonnées,  la diminution drastique de la circulation de véhicules à moteur thermique, etc..

D’une façon plus globale la prise en compte des impératifs environnementaux conduit à repenser l’ensemble des politiques, qu’elles concernent le travail, les productions de biens et services, les territoires, et de les repenser, avec leurs interactions, sur le moyen  et long terme.

Mais cela ne se fera pas sans volonté politique ni sans outils intellectuels appropriés et dédiés.

Penser et préparer le futur !

Dans cette note, nous avons évoqué plusieurs « champs » pour lesquels les changements à venir auront des conséquences majeures, que ces changements soient plus ou moins subis (effet de l’usage et du développement de nouvelles technologies, de décisions budgétaires, de pressions diverses), ou souhaités, orientés : « champs » du travail, des services publics, de la production de biens et services, des territoires et de l’environnement.

Dès lors que la crise sanitaire actuelle et les remises en question qu’elle provoque incitent à « reprendre la main », il est nécessaire de s’en donner les moyens. Le « retour du Plan » évoqué par certains exprime la nécessité pour l’Etat et la société de se doter à nouveau d’un lieu, d’un outil conçu pour aider à concevoir et préparer le futur.

Les missions dévolues à cet outil pourraient être les suivantes :

  • constituer un lieu de capitalisation et diffusion des connaissances permettant de disposer sur telle ou elle question sociétale, d’un état des lieux, d’identifier les processus en cours, les questions émergentes. Ces connaissances sont indispensables pour engager des travaux de prospective solides, étayés, argumentés.


  • élaborer les scénarii possibles d’évolution en intégrant les évolutions peu susceptibles d’inflexion notable, sauf à très long terme (l’évolution démographique, par exemple) et les évolutions influencées par les choix politiques (telles que celles des services publics), par l’évolution des technologies, par les comportements des citoyens (choix de leur lieu d’habitat
  • proposer des orientations stratégiques (par exemple en matière de politique industrielle, agricole, d’habitat), évaluer ex-ante leurs faisabilité (économiques, sociale, technique, budgétaire) ainsi que  les moyens et conditions nécessaires à leur mise en œuvre
  • évaluer les politiques publiques pour être à même d’en apprécier les effets réels, et de préconiser les inflexions et corrections à apporter

Une méthode  incontournable: l’élaboration collective

A l’instar des modalités de fonctionnement qui furent celles, fort appréciées, du Commissariat général du Plan, les travaux seront conduits avec le souci permanent d’associer les acteurs concernés :  représentants d’institutions des secteurs public et privé, des organisations syndicales, des grandes associations et ONG, avec l’appui de chercheurs, d’universitaires issus des différentes sciences sociales : économie, sociologie, droit, histoire…

 Ils seront organisés autour de questions dont le choix fera autant que possible consensus, et selon des modalités qui garantiront à tous les participants l’accès aux connaissances existantes.

Ils se dérouleront essentiellement sou la forme d’échanges, de débats, dans le cadre de groupes de travail préparés et animés par des agents de ce nouvel outil. Ces groupes de travail auront un mandat qui leur fixera les objectifs attendus, un calendrier (éviter l’enlisement), et les moyens attribués pour mener leurs travaux à bien.

Quelle forme pour cet outil, quelle dénomination ?

Ce « lieu », cet outil, où se penserait le futur ne devrait pas être une institution lourde, mais une instance permettant de mobiliser les savoirs, et de favoriser une intelligence collective, nourrie d’apports d’origines très diverses, et mise au service de la recherche et de la définition de  stratégies pour l’avenir.

De ce fait les différentes institutions de recherches spécialisées en tel ou tel domaine, trouveraient en cet outil un lieu d’expression et probablement de résonance de leurs travaux, trop souvent aujourd’hui laissés dans l’ombre et/ou ignorés par les décideurs.

En effet, instance autonome dotée d’une liberté de travail,  cet outil ne serait pas indépendant mais relié de façon organique au pouvoir politique, en l’occurrence aux  services du 1er ministre. Ceci peut être source de tensions, mais présente un double l’avantage : celui d’interpeller le pouvoir politique sur telle ou telle question, de lui faire des propositions, d’attirer son attention sur tel rapport majeur (pensons par exemple aux rapports sur les risques de pandémie !), mais aussi de se saisir d’une question à la demande du pouvoir politique.

La réalité et de la qualité du lien entre cet outil, doté d’une réelle autonomie, et le pouvoir politique seront essentiels quant à l’efficacité de cet outil à penser et préparer le futur.

Quelle dénomination ?

S’il peut être délicat de reprendre le terme de « Plan » très connoté, il convient cependant d’indiquer de façon simple, compréhensible, la mission de cet outil de prospective, de stratégie et d’évaluation. Pourquoi pas l’appeler « la maison du futur » ? (mais  je me demande si ce terme n’a pas été utilisé par Nicolas Hulot ?). « Maison », car ouverte à tous et au service de tous…Une autre proposition, celle de créer un « Conseil de la prospective et des stratégies publiques ».

Comme le contenu de cette note, à débattre !

                                                                                                                            Paul Raveaud

                                                                                                                             17 mai 2020


1 Cette note, écrite en mai 2020, peut être publiée aujourd’hui grâce à ce blog
2 Alternatives économiques, le 17 avril 2020 https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/04/17/apres-le-coronavirus-pourquoi-ne-pas-penser-aussi-a-la-planification-a-la-francaise_6036909_3232.html
4 Cf. la tribune publiée par Gérard Davet et Fabrice Lhomme dans « Le Monde » le 3 mai 2020. https://www.lemonde.fr/sante/article/2020/05/03/la-france-et-les-epidemies-2005-2007-le-temps-de-l-armement_6038529_1651302.html

5 Ministre de la défense, Pierre Joxe a engagé à partir d’avril 1992 un très important mouvement de dissolution et de regroupement d’unités militaires. Une centaine de sites sont concernés, 24 000 emplois de militaires et 4 750 emplois civils seront supprimés. Etant à l’époque conseiller technique au Secrétariat d’Etat à la Ville et à l’Aménagement du territoire, je me souviens très bien de l’impréparation de cette réforme, et de l’embarras du ministre et de la DATAR lorsque les élus ont demandé des compensations, en particulier en termes
d’activités et d’emplois. Je me souviens également que lorsque j’ai, dans ce contexte, accompagné le ministre à une réunion à Cherbourg (en réalité nous n’avons rien à proposer en compensation de la réduction drastique des effectifs de l’arsenal si ce n’est l’étude d’un plan de conversion !) nous sommes sortis de la préfecture, protégés par la police, sous la huée des ouvriers menus manifester leur colère.

6 Voir la tribune publiée dans « Le Monde » le 5 mai 2020 par Nadine Levratto et Gilles Raveaud : https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/05/05/coronavirus-7-milliards-d-euros-pour-air-france-sans-contrepartie-environnementale-ou-sociale-voila-qui-pose-question_6038668_3232.html

7 Constats opérés par l’auteur de cette note

8 Suite à un rapport de Patrick Viveret argumentant en faveur d’une politique d’évaluation des politiques publiques, un décret du 22 janvier 1990 définit les orientations et instruments de cette politique et en particulier la création d’un Conseil scientifique de l’évaluation, placé auprès du Commissariat général du Plan. D’importantes évaluations seront réalisées lors des premières années d’existence du CSE.

9 https://www.lemonde.fr/sante/article/2020/05/03/la-france-et-les-epidemies-2005-2007-le-temps-de-l-armement_6038529_1651302.html?fbclid=IwAR1eQkUjhKKTRcG5PANFS3RLvLwOjQzm-AxmJNQnPhGg9NYCP1rDbfF1vYY

10 https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/04/19/edgar-morin-la-crise-due-au-coronavirus-devrait-ouvrir-
nos-esprits-depuis-longtemps-confines-sur-l-immediat_6037066_3232.html

11 Délégation à l’aménagement du territoire et à l’action régionale, créée en février 1963.

12 En anglais, le terme pour désigner le développement durable est bien « sustainable development »

13 Les essais réalisés, par exemple à Los Angeles, permettent d’atteindre une baisse de l’ordre de 5

Bienvenue sur mon blog : « Droit de question ».

L’idée de créer un blog me trottait dans la tête depuis longtemps.

Mais n’était-ce pas prétentieux ? Qu’aurai-je donc à dire, à exprimer par ce biais qui n‘aurait pu être diffusé autrement ? D’autres modes et lieux d’expression n’existent-ils pas, susceptibles de satisfaire mon désir de faire connaître, et soumettre au débat des questions, analyses, propositions qui ont à voir avec les préoccupations que nous sommes si nombreux à partager et dont le partage devrait nourrir un débat collectif ?

Les journaux et revues  ne sont pas des médias adaptés à l’expression individuelle, sauf à apposer une signature connue. Les « réseaux sociaux » ne permettent en rien l’expression d’une pensée, d’une argumentation, sauf à les réduire à  des propos caricaturaux, voire simplistes, qui donnent ensuite lieu à des échanges plus proches de combats de boxes qu’à une réelle réflexion.

Quant aux lieux d’échanges et de débat, où devraient être abordées les questions de notre vie collective, de son avenir, que sont-ils devenus ? En dehors de « cercles » où règne l’entre soi, ces lieux ont soit quasiment disparu, ainsi en est-il des clubs de réflexion, soit abandonné toute prétention à animer le débat public. C’est le cas des partis politiques, où le renouvellement de la « pensée » n’est visiblement plus à l’ordre du jour.

Restent les livres et les blogs. Écrire un livre ne m’effraie pas. J’ai eu l’occasion de le faire sur des sujets particuliers, et si longue vie est donnée à ce blog un livre pourrait en sortir, donnant du sens à un ensemble de billets apparemment disparates, à l’instar de la création d’un opusincertum dont la forme définitive émerge peu à peu de l’agencement de pierres dépareillées.

Mais je ressens une forme d’urgence à exprimer un certain nombre de questions qui me préoccupent et à ouvrir avec vous le débat. Relatives à des sujets de nature différente, ces questions sont en rapport étroit avec mon parcours.

J’ai eu la chance, immense, de vivre un parcours riche, varié.

Chargé d’études au sein d’une administration régionale, j’ai découvert le fonctionnement de nos administrations, leur grande probité, l’engagement des agents, mais aussi les lourdeurs, les normes et hiérarchies abêtissantes et sclérosantes.

Syndicaliste et responsable national d’un syndicat à 25 ans, j’ai découvert la force, le sens et le plaisir de l’action collective mais aussi la nécessité que le syndicalisme soit tout à la fois force de progrès pour les agents et force de transformation des services et entreprises pour un meilleur service des clients et usagers.

Secrétaire général adjoint du Centre de rencontres et d’initiatives pour le développement économique  local et parallèlement chargé de mission à la DATAR, j’ai pu conduire des travaux et des politiques qui mettaient en rapport territoires locaux, administrations régionales et centrales et mieux comprendre les stratégies des uns et des autres dans un pays où l’émancipation locale et territoriale est un long combat!

Conseiller technique au sein d’un cabinet ministériel, j’ai appris à mieux connaître les rouages de l’État, la fabrication des décisions, mais aussi le poids des « grands corps », leur mainmise sur l’appareil d’État.

Chargé de mission au Commissariat général du Plan j’ai découvert un service d’une exceptionnelle qualité dont les jours hélas étaient comptés, de par son inadéquation avec l’idéologie court-termiste qui était en train de gangréner les services de l’État et les formations politiques. Travaux sur « la gestion de l’empois public », sur la modernisation de l’État, conduite d’évaluations: mes 4 années au CGP furent productives et passionnantes!

Praticien de développement territorial, j’ai découvert l’importance des lieux, de leur histoire,  des cultures,…mais aussi le mépris pour les habitants de nombre d’aménageurs, développeurs et autres inventeurs du « marketing territorial », ainsi que  les forces de la pensée jacobine qui fait obstacle encore aujourd’hui à toute autonomie locale ou régionale.

Adhérent à un parti politique qui m’a d’ailleurs exclu en 2014 pour m’être opposé à un baron local, hormis la rencontre de militants et responsables qui faisaient honneur à leur engagement, je garde de mon « passage » au sein de ce parti beaucoup d’amertume. Conquérir des positions de pouvoir et les conserver telle était la préoccupation majeure, au détriment de l’analyse réelle des évolutions de notre société, de peur peut-être que cette analyse ne fasse ressortir l’inadéquation des politiques proposées ou mises en œuvre pour agir avec efficacité.

Ce parcours m’a appris à relier des questions trop souvent séparées, à croiser les regards, les questionnements, à sortir des cloisonnements aussi confortables que stériles. Des questions ont été récurrentes tout au long de ce parcours : celles de la connaissance concrète de notre société, de ses évolutions, celles du travail, en plein bouleversement, de l’évolution de notre démocratie, bien mal en point aujourd’hui, de la politique et des pratiques en politique, de nos institutions, mais aussi celles de l’Europe, de la construction de la ville, et non de mégalopoles, celles de notre mode de développement, à maints égards mortifère et celles, majeures, de la justice et des droits !

Il y a quelques années le journal « Le Monde » relatait ceci : un professeur de lycée ayant demandé à ses élèves ce qui caractérisait un « soixante-huitard », un élève lui répondit : « C’est quelqu’un qui pose toujours des questions ».

En cela je suis resté soixante-huitard, et je ne le regrette pas !